Petit conte amiénois Douzième partie.
Il était devenu en quelques jours tout vert. Verdâtre, plutôt.
Il tournait sans interruption dans les deux-cent-trente pièces du Palais, suivi d'assez près par ses quatre gardes du corps et maugréait.
"Cesse de maugréer ! lui avait suggéré sa tutrice, parle-leur, ça devrait finir par s'arranger !"
Mais elle savait que c'était cuit, elle avait discrètement intimé l'ordre à ses femmes de chambre de tout mettre dans des valises, des coffres, des containers, elle était fermement décidée à ne rien laisser à leur successeur de tous ces jolis colifichets accumulés au cours du quinquennat et quelque.
Le soir elle accueillait le petit Emmanuel dans son giron et le travaillait au corps afin qu'il accepte enfin la dure, l'injuste, la terrifiante réalité.
" Dis-toi bien que nous avons de quoi assurer nos arrières off-shore et que la Floride est un très joli département"
" C'est vrai" répondait-il.
" Dis-toi bien qu'il y a encore peu de temps, tu aurais été décapité tout de même !"
" C'est vrai" répondait-il.
" Dis-toi bien que rien de tes exactions, de tes compromissions, de tes corruptions, de tes mensonges, de tes lâchetés, de tes décisions fumeuses, de tes innombrables ratés diplomatiques ne sera jamais sanctionné d'aucune façon !"
" C'est vrai" répondait-il
" Dis-toi bien que d'ici quelques heures, plus personne ne se souviendra de ton nom, ni des raisons pour lesquelles tu es déchu, ni de rien !"
" C'est vrai " répondait-il
" Dis-toi bien qu'ils ont déjà trouvé quelqu'un d'autre à lyncher et que c'est la seule vraie vérité : l'amnésie totale, l'amnésie partielle, la passion de l'ignorance et celle d'être du côté des justes sans jamais devoir dire ce qu'est la justice."
" C'est vrai " répondait-il
" Dis-toi bien que déjà, plus personne parmi tous ces déliquescents ne pense cinq secondes à ceux qui les ont fait entrer dans l'arène, tu sais, ceux avec lesquels tu as tant joué tout ce temps !"
" C'est vrai" répondait-il
" Dis-toi que tu n'existes déjà plus pendant qu'ils se déchirent pour savoir qui est du côté de l'histoire, comme si l'histoire avait un côté et que personne, tu m'entends, personne n'a aucunement le souci d'avoir été élu et de représenter qui que ce soit à part lui-même, enfermé dans le petit corset de ses affirmations démagogiques, de ses dogmes idéologiques vaseux et de ses appartenances radicales momentanées !" "C'est vrai" répondait-il
"Dis-toi bien que tout ça c'est de la soif, de la soif de pouvoir, et crois-moi, je sais ce dont je te parle. De la soif de règne, de la soif de fiction et de couverture médiatique dirigées du ciel global du Palatinat où les top jobs se rassemblent pour te regarder te noyer."
"C'est vrai" répondait-il.
Le petit Emmanuel sortait de ces cours de catéchisme en pleurs.
Il aurait tant voulu devenir chef de la Grande Armée de la paix, comme sa tatie le lui avait promis.
Il sassait et ressassait sans fin, se regardant des heures entières dans les innombrables miroirs du Palais, se trouvant pourtant, disons-le , très avenant. "J'ai pourtant bien vieilli." soupirait-il.
Il tentait régulièrement d'appeler ses partisans, ses alliés, ses ministres, ses serviteurs, ses collègues, ses supérieurs afin de trouver un peu de réconfort dans leurs paroles de soutien.
Niet, nada, queudal, rien, personne ne répondait et toutes les sonneries restaient plantées dans l'espace satellitaire faisant résonner à ses oreilles le bip bip de l'abandon.
"Suis-je donc si seul ?"
Évidemment.
"Moi qui avais pour ce pays un projet de destruction totale que vantait Bloomberg et dont même Larry approuvait la délicatesse ! Que s'est-il passé ?"
Il continuait de maugréer, partait soudain dans des envolées sophistes magistrales, certain que même son plus terrible ennemi côté rhétorique et harangue fanatisée serait laissé sur le plancher puis, tout aussi brutalement, s'effondrait dans un coin lambrissé d'un salon.
"Au moins, je ne porte pas des vestes à col créoleo-trotskistes et je n'ai pas les yeux qui sortent de leurs orbites quand je discours"
Bien-sûr il entendait les bruits de la rue, ça semblait chauffer dehors mais il était soulagé par le fait que personne ne le désignait plus comme la bête à abattre.
Après-tout, face à ce nouvel échiquier dont il avait lui-même dessiné les cases, il allait peut-être s'en sortir sans trop d'encombre, tout le monde ou presque continuait de lui accorder une capacité de magouillage et d'anticipation hors-pair et une force intellectuelle hors du commun. Il savait, au fond de lui, que c'était très surfait et que la seule chose qu'il maitrisait était l'enchaînement de clichés verbeux qui exerçaient leur pouvoir soporifique sur la masse de ceux qui n'étaient pas grand chose.
"Si j'accepte de rester à mon poste encore un peu, ce ne sera pas plus compliqué de commander et de détruire tout le bazar qu'avec les bras cassés et les matières grises décolorées qui m'entouraient jusqu'alors. Je pourrais encore appuyer sur le bouton, après tout, c'est ça qui compte, je m'étais juré de pouvoir jouer au Général, au Guide suprême, au Duce, au Führer, au Caudillo, etc."
Il hésitait, ayant le projet depuis longtemps de se réserver du temps pour écrire lui aussi un roman érotique autobiographique et pratiquer le jet ski d'une façon plus régulière.
Partir, revenir, repartir, d'autres que lui ayant tant de mal à quitter les feux de la rampe et leur chambre d'écho sur l'infini l'avaient bien fait et n'en étaient pas morts.
Le petit Emmanuel n'avait pas la moindre notion de ce que pouvaient être le ridicule, ni le déshonneur, ni la fatuité.
Comme tous ceux qui faisaient tourner la grande roue des partis et cracher les animaux domestiques dans le bassinet de leur mission politique, il n'avait pas non plus idée de ce qu'étaient les gens.
Donc, au fond, tout allait bien dans le monde parallèle des centralisations inébranlables, de l'engagement idéologico-mystique rémunéré, des hoquet globalistes et des obsessions d'ascension consanguines.