7.12.2024

Petit conte amiénois Treizième partie

Petit conte amiénois
Treizième partie

"Est-ce qu'on m'a bien vu ? " demanda le petit Emmanuel à sa tutrice, à peine assis dans les sièges confortables de l'avion spécialement affrété pour le survol de l'océan Atlantique qui les ramenait au bercail.
Elle se contenta de lui sourire d'un air compatissant.
Sa prestation en effet l'avait en partie déçue, la vedette lui ayant très clairement été volée par son grand-oncle du Palatinat qui avait attiré à lui tous les regards par sa performance rhétorique exaltée.
Elle soupira, se demandant en silence si elle n'avait pas choisi le mauvais cheval, trop impulsif, trop nerveux, et si elle n'aurait pas été plus à sa place comme Première dame de la nation la plus exceptionnelle du monde. Le terme si poétique de "Première dame" lui-même lui arracha un léger geignement mais elle baissa la tête, remis en place du bout des doigts sa perruque et offrit un Kinder bueno au petit Emmanuel qui jouait à sa Nitando en poussant de petits cris d'excitation.
"Je hais la politique intérieure, lui dit-il la bouche pleine, je hais les constitutions, je hais les ministères, les assemblées, je hais la présidence de ce pays, je vais demander à en changer, je veux devenir Prince du Lichtenstein."
Les derniers temps, ce pays, dont il avait souvent du mal à se rappeler le nom, avait en effet été une source de grande amertume et il s'était résigné, avec l'appui de sa tutrice, à mettre sa main au feu.
"Je vais tous les faire sauter !" s' était-il écrié un matin en sortant de son lit.
"Je les hais, je les hais, je les hais !!!"
"Je vais les dissoudre, un par un, tous ensemble, je vais rebâtir un nouveau palais ailleurs, dans une contrée plus belle, plus riche, plus civilisée et qui parle anglais."
Tout le monde, animaux domestiques compris, s'était écrié à l'imposture face à cette décision prise si rapidement, si brutalement et dans laquelle personne ne voyait la moindre once de logique politique. Il les avait tous rassurés en leur disant qu'ils avaient tout leur temps mais qu'il y avait urgence.
En plongeant son regard bleu-nuit dans l'épaisseur des nuages, il pensait à tous ceux qu'il allait devoir retrouver une fois son palais regagné, il pensait aux interminables couloirs, aux heures d'inactivité qui le plongeaient dans un ennui profond dont il ne pouvait s'extraire qu'en usant de son tonifiant favori. Il pensait à la foule de ses ministres, à tous ceux qui tapaient aux portes avec leurs petits poings afin de prendre leurs places.
Il avait appris chaque détail des trahisons multiples qui touchaient les rangs déjà fragiles de sa coterie. Il avait trouvé tout ça extraordinaire d'intelligence tacticienne : "Je n'aurais pas fait mieux !"
" Bon débarras, je les garde donc tous !"
Il comparait cette meute à l'ordre digne et si impressionnant de ses vingt-neuf compères du Palatinat, avec leurs costumes si bien taillés, avec leur impassibilité, leur cynisme et leur détermination à en finir une fois pour toute avec le monde vivant. "Voilà, voilà, tutrice, ce sont des hommes, des vrais, se révoltait-il, as-tu vu comme le directeur du Palatinat est grand, élégant, comme il est compétent ? Je vais lui demander de me rejoindre au gouvernement et je le nommerai Ministre des anciens combattants"
Sa tutrice, le sentant à cran, n'osa pas le contredire en lui apprenant que ce ministère avait, comme tous les autres, été renommé, et elle se dit que, de toute façon, dans le contexte actuel, il serait de bon aloi de le renommer de nouveau.
"Comment hésiter, comment souhaiter revenir dans ce pays où tout a été détruit et où je n'ai plus rien à me mettre sous la dent question carrière, inaptitudes en tous genres et démagogie ?"

Décapités nous sommes.