7.20.2024

Petit conte aminéois Quatorzième partie

Petit conte amiénois
Quatorzième partie

C'était trop.
C'était insupportable !
C'était injuste, injuste, injuste !
"Je devais être le chef en chef du monde ! Ils me l'avaient promis si je démantelais tout proprement ! Je l'ai fait, je l'ai fait ! J'ai tout détruit, liquidé, j'ai ôté jusqu'à la dernière bouffée de conscience morale de leurs esprits vénaux et regarde le résultat ? On me demande de quitter la scène, de me faire oublier !"
Le Petit Emmanuel, caché dans le grenier de sa résidence d'été du Port de Briançon observait les diverses magouilles qui s'effectuaient en pleine lumière, magouilles dont jusqu'alors il était persuadé avoir l'exclusivité, une sorte de spécialité, de talent, de don inné pourrait-on dire !
Eh bien non, il voyait douloureusement la réalité de ce qui continuait de s'effectuer sans lui, en mieux en fait, comme si tout son labeur, toutes ses heures consacrées à maintenir le niveau de puanteur à un seuil stable de nuisance, un travail quotidien, exigeant une maîtrise de la duplicité parfaite n'avaient servi à rien.
Comme si il avait été le simple jouet d'une machine fonctionnant en autonomie et nourrissant les velléités de pouvoir et les prérogatives de tous les pourris, les véreux, les corrompus, les serviles sans même avoir besoin d'aucune figure de marque pour la guider dans la bonne direction.
Il en pleurait de désappointement !
"Regarde ma tutrice ! Regarde comme ils ne comprennent rien au système de la représentativité ! Regarde comme ils ne la prennent plus que comme une affaire de personnes, regarde comme ils ont installé un immonde esprit sectaire dans tous les couloirs de nos belles institutions, regarde ma tutrice comme ils ont vite appris à évacuer toute forme d'honneur et de dignité, toute intelligence du monde politique ! Je n'aurais pas fait mieux, tu le sais ! Je suis dépassé par cette pègre sans gratitude !"
Et il pleurait, et il pleurait.
Chaque nouvelle de sa capitale était pour son orgueil un nouveau choc à encaisser.
"Ils ont réélu cette affreuse qui me répond comme directrice des débats !"
Et c'était vrai, tous en chœur ils avaient reconduits ce qu'ils s'étaient fait un devoir d'éliminer à chacune de leur prise de parole sur la platitude des écrans mais ça n'avait plus d'importance.
Le coup le plus insupportable pour lui avait été la nomination pour l'éternité de sa tatie teutonne, nomination sur un programme sans surprise de destruction absolue et d'asservissement de tout ce qui dépassait.
On connait le goût pour l'ordre de ces gens d'Outre-Rhin !
Sa tutrice ne put s'empêcher de lui rafraîchir la mémoire : "Mais mon chéri ( Lorsqu'elle l'appelait "mon chéri", une sérieuse mise au point suivait généralement.) Mon chéri, tu sais pourtant comment ça marche, là-bas chez les Belgae, il suffit de leur offrir quelques places gratuites à Euro-Disney pour qu'ils vous mangent dans la main ! Tu sais aussi comme ta tatie teutonne excelle dans la distribution de pot-de-vin, tout ça ne devrait pas te surprendre !"
Le petit Emmanuel sentait bien que l'affaire européenne lui échappait, à lui qui avait tant misé et œuvré et prié pour en faire un immense pays unique et grandiose avec ses merveilleuses six-cent-vingt-quatre régions toutes diverses et incluses dirigées de main de maître par une équipe de technocrates augmentés.
Il enrageait, ayant tant espéré pouvoir créer cette armée genre napoléonienne mais en plus postmoderne !
Et surtout, surtout, en devenir le Chef, le Chef des armées de l'anéantissement !
Le regard perdu au loin sur l'horizon, il soupirait encore et encore, sa tutrice évidemment était un peu inquiète et avait pris la peine de contacter son homologue transatlantique pour obtenir quelques conseils : "Hello ! What's up?"
"Comment faites-vous pour le persuader de rester dans la course ?" lui demanda-t-elle.
"Mais la situation est totally different !" lui avait répondu, assez sèchement, son homologue transatlantique. "He is complètement sénile, il fait ce qu'on lui dit même si il ne sait pas ce qu'il fait !"
La tutrice raccrocha, dépitée par le manque d'empathie et par le niveau d'indifférence à la misère humaine du monde politique en général mais elle ne se découragea pas et approchant du petit Emmanuel encore perdu dans ses rêveries désabusées lui dit : "Écoute, reprends-toi, ce n'est pas ta première dépression isn't it? N'oublie-pas que tu as encore deux bonnes années pour faire n'importe quoi et tous les emmerder ! Allez mets ton joli blouson et ta casquette, sortons nous faire reluire, je t'offre une glace !"

Décapités nous sommes.