6.12.2018

Hypothèses pour une déroute N°1 Novembre 2017

Hypothèses pour une déroute

La progression d'un mouvement à visée totalitaire ne s'effectue pas avec l'unique pression de la force. Elle gagne en pouvoir par un martelage insidieux quant à ses effets mais clairs quant à son but qui est de « nettoyer » les parts dites malsaines, les parts réactionnaires, les vieux principes supposés obsolètes, en les désignant comme tels du côté du mal et en chargeant leurs valeurs de toute la responsabilité de nos frustrations ou de nos impuissances, postulant un ailleurs unifié et un avenir historique pacifié, un destin enfin connu et maîtrisé, à l’abri des erreurs commises dans le passé.

A la surface du profond malaise contemporain qui s’avère être plus du ressort d’une crise globale morale que politique, jaillissent quelques-uns de ces mouvements qui tout en prônant la défense de causes par ailleurs parfaitement justes et de changements nécessaires, sont entrain de revêtir les caractéristiques de totalitarismes en germe.

Quand dans les arguments se glissent les certitudes de détenir le bien et le bon en l’opposant aux maux et à la perversité ou à l’incurie d’un autre qui n’aurait pas, pas encore « compris », on est sur cette voie qui rassemble quelques élus et rejette comme les déchets qu’ils sont les éléments sans conscience. Le passage de ce rejet à la disparition matérielle est une question de temps et d’opportunités mais elle ne se produit pas après la prise de pouvoir. Elle est constitutive d’une vision de l’humain et d’une appropriation des réponses données collectivement dans le cadre d’une idéologie ou d’une doxa qui détiennent le droit de savoir au nom de tous ce qu’il est légitime et nécessaire de penser et de déterminer quelles actions se doivent d’accompagner ce savoir.

Cette exclusion des parts maudites, symboliques ou concrètes donne à tout totalitarisme un atout majeur, celui de pouvoir de cette manière « gérer » les zones d’obscurité, les non-dits, les refoulements, dénis, forclusions en tous genres qui sont les tisserands de la réalité mais sont assez mal supportés par nos consciences en mal de pureté et d’ordre.

Il n’est pas vraiment étonnant que, après cette poussée majeure de la pensée occidentale qui s’est opérée à la fin du XIXième siècle, après la première guerre mondiale et après la seconde et qui a mis en avant, grâce entre autres aux découvertes de la psychanalyse, la vision de l’humain comme insondable et également habité par des forces adverses et contradictoires dont il était incapable de se rendre parfaitement maître puisqu’il ne les reconnaissait pas en lui, on constate un rétrécissement drastique de ce champ ouvert dans les notions mêmes de bien et de mal et leur relativisation. Sous couvert d’avancée politicosociale, on ferme des champs de réflexion, et ce au prix d’un terrible effort de déni d’une réalité constitutive de l’humain, parce que l’Humain, c’est la question.

Et la question est ce qu’il porte en lui dans les différentes cultures et civilisations qu’il a construites, vénérées, puis détruites ou laissé perdre. C’est une question sur le sens, sur le pouvoir, sur l’appartenance et sur les règles et nécessités pour la mise en œuvre de ces frontières entre le bien et le mal, sur les rapports hiérarchiques et la nature du pouvoir sans lesquelles aucune société ne peut exister.

Mais il y a quelque chose de cette idée qu’à la question nous trouverions une réponse, une vraie réponse, bien scientifique et prouvée qui n’a pas résisté et un retour sur les fondements de cette civilisation occidentale qui n’a pas pu résister aux coups de boutoir de l’absence de réponse possible.

La psychanalyse est la matérialisation de ceci qu’on ne peut pas répondre et c’est ce qui l’a rendue impraticable au niveau idéologique et sociétal, ce qui aussi, une fois les bienfaits de son savoir sur l’absence de savoir remis à leur place d’insupportable connaissance voire de charlatanerie, l’a fait pourchasser par les redresseurs de tort scientistes et leurs ratiocinations mercantiles jusqu’à l’évacuer du champ même des représentations collectives possibles.

On se trouve donc aux prises avec deux phénomènes majeurs complètement inconciliables.

D’une part, un constat presque galopant de l’auto-destructivité générale générée par le système même qui sert de prima scientifique, économique, culturel et idéologique à l’ensemble de la marche du monde et, parce qu’il est tombé dans le gouffre du refoulement collectif et dans l’appareil de broyage de la pensée qui prévaut dans le système, d’autre part l’incapacité de hisser comme protection au moins imaginaire, ce savoir acquis pourtant sur cette auto-destruction, non pas comme phénomène ponctuel et historique mais comme donnée ontologique.

Et c’est dans ce gouffre de représentation là que se déploient les divers mouvements de ce qu’on peut nommer le nouveau puritanisme, avec en leur genèse, un rejet caché mais absolu de l’espèce humaine elle-même, considérée comme incapable d’évacuer la jouissance de la part maudite à laquelle elle s’est finalement sacrifiée.

Incapable également d’être passée en un siècle à travers deux guerres mondiales et divers charniers remarquables, une bombe atomique, un voyage interstellaire aux confins d’univers impensables, et d’en avoir retiré la substantifique moelle morale pourtant si indispensable à sa survie même.

Dans ces mouvements, on peut ici se référer aux mouvements spécistes pour qui l’animal est un alter ego de l’humain. Au véganisme qui dit la même chose ou presque, à tous les mouvements se cherchant dans l’image d’un homme débarrassé de ses tares et bionique, améliorable, transhumain sans trouble et sans ambivalence, et dans une certaine mesure à un néo-féminisme qui dédouanerait les femmes de leur propre part d’ombre.

C’est un peu comme si, ayant évacué la possibilité même de penser cette zone obscure de l’inconscient et tous les effets permanents sur les vies individuelles et collectives qu’elle exhibait sans qu’on puisse la comprendre, il n’était plus resté qu’une seule possibilité, celle de nier la spécificité de l’humain et sa nature par essence bancale.

Cet engouement pour les animaux par exemple est une des conséquences de l’abandon de soi et de l’espoir de se considérer comme créatures défendables et modifiables. Il va de soi qu’il n’est pas question de nier la barbarie vaine, complètement insalubre au niveau éthique comme au niveau alimentaire des usines à chair et de quelques pratiques traditionnelles malsaines, mais la folie collective autour de l’égalitarisme en tant qu’êtres identiques parce que vivants laisse perplexe. Parce que celui-ci est fortement, n’en déplaise à ses théoriciens, tâché d’anthropomorphisme, que cette idéologie est en principe une forme d’uniformisation du vivant qui n’augure rien de bon pour son éventuelle connaissance et que ce qui s’y renie est la nature par essence tragique de l’humain sur terre, et la conscience qu’il en a. Sa nécessité complètement unique à jouer sans fin avec le symbolique dans l’art ou la vie quotidienne, dans aussi évidemment la complexité du langage et sa capacité, comme damnation, à dire tout en même temps que n’importe quoi, et à se lier par la dialectique du mensonge et de la vérité, aux valeurs morales collectives qui ne sont pas données mais acquises, ce qui aussi est un des points impossibles à neutraliser ni à évacuer de l’humain. Etrange détour, après l’animal objet de pratiques de vénérations et de sacrifices expiatoires que la création de ce nouveau culte qui en sauvant des vies animales sauverait l’homme de sa propre destruction et de ce qu’il croit connaitre de lui-même.

Assez paradoxalement, quoique, ces mouvements arborent avec eux la vérité qui est celle du bien, et du bien connu pour tous mais avec la volonté de propager ce bien dans un prosélytisme qui le relie aux effets escomptés de la bonne parole.  Dans son ouvrage sur l'idéologie, Jean Pierre Sylvestre cite les " religions séculières " de Raymond Aron, " à propos des idéologies totalitaires, celles qui se donnent le but et le droit de guider et de contrôler l'ensemble de la vie des individus et des groupes pour leur apporter une sorte de rédemption terrestre "*

Un peu comme si toutes les possibilités de cure et les rêves d’évolution avaient été investis comme salvateurs puis expérimentés mais en vain, pour ne laisser l’idée d’un changement possible non plus dans l’évolution d’un questionnement toujours ouvert sur notre propre statut d’être vivant et de ce qui le caractérise, mais dans la façon de traiter uniquement le vivant qui nous entoure.

Il semble que nous pouvons inclure dans ce mouvement les volontés presque désespérées de donner aux individus dits  "LGTB" une visibilité qui tend à resserrer autour de la problématique de leur intégration une part de ce qui s’est effacé de la question humaine dans son rapport “ normal” au monde et à sa nature supposée. Là aussi vient se nier la possibilité d’encore avoir des “choses à dire” qui puisse toucher la compréhension d’une forme culturellement standard de l’humain, clairement réparti en quelques catégories référentes.

A travers cet engouement pour une frange extrêmement minoritaire de la population mondiale, engouement qui peut évidemment prendre toutes les formes de la passion, on peut voir également un glissement sur une marge qui deviendrait le seul lieu possible de la recherche d’un sens commun considéré comme impossible à reconstruire ou à atteindre.

Le lieu commun de ces mouvements divers est celui de la différence, de l’exception et la question devient alors celle du lien qu’ ”on”, population de base,  entretenons avec ce groupe représenté comme “ extérieur” et luttant pour son inclusion. C’est dans ce même travail de la recherche d’un point de jointure et dans la volonté de créer un bord face aux critères vacillants d’une identité normée, sexuée, racée, socialement identifiable, que s’est déplacé la question de cette même identité.

 

 

EG

Novembre 2017

* Jean Pierre Sylvestre L'Idéologie Nature Fonction et structuration p.38 Edition Universitaires de Dijon, collection Essais

 

Ce qui ne nous tue pas ... N°2