
Photo E.Guerrier 2016
Il flotte sur l'imaginaire du consommateur de ce XXI ième siècle de vieux radeaux sur lesquels la règle demeure celle des grandes périodes de disette, des repas où rien ne se jette par respect pour la précarité de ce qu'on a, des épargnes de précaution en attendant les jours incertains, des épidémies, des manques fondamentaux des temps de guerre. Pleurer devant sa gamelle de déjeuner où ne se trouve qu'une seule carotte, il semble que ça réveille un désir insatiable d'en avoir deux, puis trois, il semble que ça éveille tout ce qui aurait pu laisser chacun avec l'idée d'une sorte de béatitude dans la disparition potentielle de restrictions, celle des rayons presque vides, un jour, plus tard et qui les tenaient accrochés, lui et les siens, lui et la société toute entière à la place des biens de consommations comme tous potentiellement désirables car potentiellement absents. C'était un temps de grand oui, oui, je veux, j'en veux, j'en achète si possible, et face aux risques des manques divers, face au vide qu'ils pouvaient créer, je demande à avoir, puis à avoir le choix mais plus tard, quand sera revenue la marche normale de la production, de la distribution et des échanges commerciaux. D'un certaine façon ce qui peut rester ainsi ancré d'une expérience antérieure, fondatrice des rapports des masses avec les biens de consommation continue de régler ces rapports à l'aune d'un "OUI" massif, permanent quand insidieusement, les enjeux ont changé de nature.
Ce siècle est celui de l'avènement de ce même consommateur. Il est le roi, le désirable, le jouet, l'enfant convoité du système qui l'entoure d'un déluge de produits et de signes, tous bons à prendre, tous hissés au même rang d'éléments indispensables à sa survie. L'objet des consciences et des luttes est passé de la revendication d'un accès plus équitable à ces mêmes biens à celui moins défini et toujours à créer d'une capacité à s'informer et à faire des choix parmi ces biens. Mais ce que ce consommateur qui est encore une victime de guerre, patiente, fragile, n'a pas eu le temps de construire, c'est une logique différente face à ce qui est passé si brutalement à l’échelle historique de la carence à la surabondance. Il n'a pas eu le temps d'apprendre à dire NON. Or c'est sur ce NON qu'il peut se redresser et passer du statut de manipulé à celui de décideur, de ses choix, de la hiérarchie dans ses choix, de ce qui vaut et ne vaut pas, responsabilité difficile quand il se sait encore aux prises avec la possible famine et le vide des silos à grain. D'autant que paradoxalement, manquer et devoir accueillir les biens après ce manque est beaucoup plus simple que d'être submergé par ces mêmes biens et devoir les refuser.
D’autant que, hélas, le champ des zones en surpression consommatrice ne se limitent pas à la production matérielle et touchent aussi les usages des outils de consommations socio-culturels et langagiers. Et là, cette obésité socio-historique s'annonce tératogène en quelques dizaines d'années. Alors on peut ne pas se poser la question de ce qu'on tolère et accepter de brandir des acronymes tous azimuts, des textos tous azimuts et des émoticônes qui peu à peu remplacent les manifestations complètement individuelles des choix de chacun sur l'expression de ses propres sentiments à travers la possession de ses propres mots. De même qu'on peut choisir de boire du Coca plutôt qu'autre chose, de manger de la pizza surgelée plutôt qu'autre chose, pas bien conscients que ce qui s'opère dans tous ces cas est du même ordre, une lente et incontournable asphyxie dans les trop de l'absence de manque et les difficultés à s'orienter dans la pléthore qu'aucun précédent n'avait initié les peuples à ordonner au mieux.
Les uns après les autres les éléments essentiels du langage s'estompent comme s'estompent les différences de cultures et leurs caractéristiques historiques millénaires, effacées par ce grand OUI qui s'approprie la denrée symbolique ou matérielle sans pouvoir se positionner politiquement face à elle. Aux USA, la Bible va être traduite avec l'aide d'émoticônes. Face Book a changé son pouce levé unique en plusieurs signes standards qui échantillonnent les affects, en tout cinq ou six et dont tous nous avons immédiatement accepté l'usage sans pouvoir même nous demander de quel intérêt il était ni surtout ce qu’il amputait en nous rendant la vie si pleine et facile. Avec cette production incessante s'est en effet étiolée la nécessité de se poser, à la fois dans le temps et dans la réflexion, de se poser les questions qu'un consommateur dressé au risque du manque ne pourra jamais se poser : de quoi ai-je besoin ?
Ce NON à dresser comme rempart au déluge inutile, il a aussi cette lourdeur de procédure difficile à assumer d'une nécessité de dévier le regard de ce qu'on convoite pour le poser sur ce que l'on est. Se poser comme acteur de ses choix, rester vigilant sous les trombes de nouveautés à assimiler et assumer, sur les mouvements de fond permanents des foules et de leurs goûts changeants, travaillées au corps de leur légèreté et de leur inconstance, sur l’éphémère qui lui aussi est un élément étranger à la genèse de la consommation. Mais aussi infime que cela puisse être, la capacité de dire NON en refusant l'usage de certains produits clefs de cette ère consommatrice et consumante demeure un des apprentissages indispensables pour lui survivre. Je ne bois jamais de Coca et c'est un acte politique. Je ne posterai jamais d'émoticônes sur les pages qui me ravissent et c'est un choix politique. EG
Les uns après les autres les éléments essentiels du langage s'estompent comme s'estompent les différences de cultures et leurs caractéristiques historiques millénaires, effacées par ce grand OUI qui s'approprie la denrée symbolique ou matérielle sans pouvoir se positionner politiquement face à elle. Aux USA, la Bible va être traduite avec l'aide d'émoticônes. Face Book a changé son pouce levé unique en plusieurs signes standards qui échantillonnent les affects, en tout cinq ou six et dont tous nous avons immédiatement accepté l'usage sans pouvoir même nous demander de quel intérêt il était ni surtout ce qu’il amputait en nous rendant la vie si pleine et facile. Avec cette production incessante s'est en effet étiolée la nécessité de se poser, à la fois dans le temps et dans la réflexion, de se poser les questions qu'un consommateur dressé au risque du manque ne pourra jamais se poser : de quoi ai-je besoin ?
Ce NON à dresser comme rempart au déluge inutile, il a aussi cette lourdeur de procédure difficile à assumer d'une nécessité de dévier le regard de ce qu'on convoite pour le poser sur ce que l'on est. Se poser comme acteur de ses choix, rester vigilant sous les trombes de nouveautés à assimiler et assumer, sur les mouvements de fond permanents des foules et de leurs goûts changeants, travaillées au corps de leur légèreté et de leur inconstance, sur l’éphémère qui lui aussi est un élément étranger à la genèse de la consommation. Mais aussi infime que cela puisse être, la capacité de dire NON en refusant l'usage de certains produits clefs de cette ère consommatrice et consumante demeure un des apprentissages indispensables pour lui survivre. Je ne bois jamais de Coca et c'est un acte politique. Je ne posterai jamais d'émoticônes sur les pages qui me ravissent et c'est un choix politique. EG
Allumons des bûchers d'émoticônes