Deuxième lettre à mes amies hommes
On reste pantois, offusqués, gênés, ou bien on s'engloutit en entier dans ce relativement soudain craquement de la réalité qui a basculé une génération presque entière dans le mirage idéologique du genre et lui a resserré les perspectives et les ouvertures sur le monde jusqu'à ne plus se dire ou se créer qu'au regard d'une "identification à", autrement dit dans une façon de se dire soi-même prise dans une sorte de flux déterminé, de courant à sens unique qui s'extrait des paramètres flous et immaitrisables de la réalité psychique de chacun comme sujet pour se vouer à un devenir physique chimérique comme texte final de soi, incorporation de l'image occultant le mensonge qui l'a générée, vérité enfin atteinte même si l'attirail de la fiction d'un soi premier trahi par la nature de son propre corps évoque plus sur le chemin de cette quête la médecine de campagne et ses pratiques d'urgence peu nuancées que les dévoilements d'Alethéia et, quoi qu'on en veuille, demeure toujours confronté en arrière-plan du discours à l'infrangible du Réel.
Une des marques de cette ouverture, de fuite aux sens divers du terme, c'est à dire d'hémorragie identitaire et de tentative de se dérober au poids incertain de sa corporéité, est le pullulement des catégorisations qui s'ajoutent les unes après les autres aux lettres initiales de cet acronyme omniprésent. Le fait d'avoir soudain rendue possible, voire souhaitable une désignation de soi qui serait en accord avec une sorte de "savoir" déjà-là sur ce soi, réprimé mais construit comme une prémisse au devenir à retrouver coûte que coûte a aussi ouvert une boîte de Pandore des instabilités, des fluctuations, de la fluidité chère à Zygmund Bauman.
L'implication dynamique que suppose la démarche d'"identification", avec, peu formulée mais présente dans les faits, la dimension de quête d'une forme de vérité absolue du sexe à n'importe quel prix et sans que ce prix soit évoqué comme préalable à travers l'auto-désignation de son propre genre est en tout point opposée à ce qui pourrait qualifier la notion d'"être" comme présence au monde débordant la seule dimension de l'identité sexuelle.
Ce mouvement, contrairement aux slogans et aux discours de sa catéchèse est tout sauf une libération. Il est l'injonction de se faire cadrer, de se dire uniquement à travers ce florilège de lettres capitales comme si en découlait une vérité définititive ( mais renégociable en fonction des hauts et des bas de la visibilisation qu'elle entraine), une sorte de laisser-passer, de carte d'identité acquise scellée pour soi et sur soi et permettant que l'autre à qui s'adresse cette mise en identité sache d'emblée de quoi se constitue votre personne à simplement l'entendre. Il réduit drastiquement la question de l'être à celle d'une fiction catégorielle, d'un effet et, d'autre part, cette limitation de soi à une vague mais féroce désignation genrée et extensible à merci aliène toute parole, toute création, tout travail propre à la nature essentiellement unique de chacun à quelque chose qui s'effectuerait "en tant que", femme, homme et tout ce qui prétendument balise le terrain qui les sépare en les liant.
Il peut être revendiqué, et c'est alors une démarche militante avec ce qu'elle a la plupart du temps d'artificiel et convenu, une écriture, une création artistique ou une production quelconque comme assignation à résidence dans un champ originaire déterminé par le militant éclairé lui-même sous forme de témoignage ou de pamphlet ou de récit biographique et astreint par lui à n'être que l'émanation des déboires d'une appartenance à un sexe comme donnée préalable absolue et close à tout devenir, ou cause immédiate et irrévocable de toute souffrance postulée et posture d'immersion sans déboire ni débordement dans la gangue victimaire et son air raréfié. Produits rendus visibles pour "témoigner", "éveiller", dont, une fois les oripeaux des divers locutions de l'engagement idéologique ôtés, on cherchera la matière même du talent sous le message, usé jusqu'à révéler à qui accepte de le voir, l'obsessionnel stéréotype de son impasse..
" On ne sait jamais ce qui peut arriver à une réalité jusqu'au moment où on l'a réduite définitivement à s'inscrire dans un langage" dit JL dans le séminaire "Le moi" , et il ajoute à cette condamnation à l'immobilité morbide qui fige chacun dans le morcellement de la nomination de la folie diagnostique contemporaine : " Tout ce qui entre dans le champ unifié ne parlera PLUS JAMAIS parce que ce sont des réalités complètement réduites au langage".
Dans un mouvement de rétrécissement et de centrage narcissiste, un des constat régulier accessible dans les témoignages multiples amène à considérer la démarche de transition, ou simplement d'auto-identification comme n'étant plus que le seul lieu de cette création, le point de l'éternel retour sur ce qui peut se dire de soi, ou du monde, un encerclement aliéné à cette démarche devenue seul et unique lieu de l'être humain et seul objet de "visibilité" ou de particularisme.
Comme si le monde, sa réalité et sa vastitude, sa complexité infinie, le monde comme couche de l'altérité dans son essence et de l'absence de réel savoir sur ce qui nous y lie en tant qu'individu unique mais partiellement induit, se laissait restreindre, comme source d'étonnement et d'humilité, à ce travail jamais achevé de la conquête et la modification de sa génitalité, courant après sans jamais l'atteindre et peu conscient de l'échec inhérent qui la caractérise. Comme si le monde ne pouvait plus résider que dans cette mascarade chimio-chirurgicale ou cosmétique à reproduire incessamment, jour après jour et devenue le seul lieu d'investissement de la libido close sur elle-même sans plus de quête d'objet.
L'instabilité ontologique a cédé, une fois de plus, la place à la rigidité obsessionnelle et si prisée par les masses, des diagnostics, le supposé savoir de l'expertise lobbyisée ouvre ses colonnes et estampille en veux-tu en voilà tout ce qui touche à la velléité d'infini des classes et sous-classes genrées, portant la responsabilité d'un mélange douteux, même si il a pour fonction d'être avant tout lucratif, entre la pathologie, le trouble ou l'omniprésent suffixe grec permettant la mise en scène de néologismes psycho-médicaux ravissants et une sorte de découverte postmoderne majeure sur la nature humaine qui ressortirait, enfin, au progrès de la connaissance. Le fatras lexicologique, les développés de syntagmes déjà-là à utiliser sans modération pour décrire une expérience supposée pourtant absolument intime, absolument personnelle mais, curieusement, toujours décrite sur toute la surface du globe et celle des sites qui la font proliférer, avec les mêmes mots, usant des mêmes métaphores par tous ses techno-praticiens, génèrent une boucle, ou plutôt une impasse où ce qui est demandé dans la description du "ressenti" supposé, donc, strictement personnel et entrainant des conséquences thérapeutiques irréversibles dans la plupart des cas, a déjà été formulé mot pour mot par la doxa de celui, thérapeute, clinicien, éducateur inféodé, qui écoute cette demande et par tous ceux qui ont formulé la même demande pour les mêmes raisons précédemment.
Le discours acquis peut en effet aisément prendre la place d'une parole sur soi lorsque ce qui amène la personne à se désigner partie de ce culte est principalement une sorte de vide existentiel, d'inconsistance subjective matricielle produites par des décennies de lamination subjective et de réduction de l'être au raisons d'être passive du consommateur, une enveloppe modélisée par l'Esprit de mode, paramètres essentiels à la compréhension de ce débordement anthropologique.
Par contre, cette sorte de "sloganisation" de l'ensemble du discours sur soi, présente en arrière-plan dans beaucoup de situations contemporaines, si elle est supposée mener à une résolution des conflits intrapsychiques impossibles à énoncer pour le Sujet, vient surtout renforcer la coquille de la tyrannie de l'apparence et les défenses qu'elle mobilise sans répit.
Elle centre tout le travail psychique sur une forme d'acquisition de mises à jour permanentes tournant à vide et adaptant le discours à l'esprit de mode au fur et à mesure de sa validation par le réseau à travers la réponse standard donnée à coup de maîtrise et de diffusion audio-visuelle des points d'histoire à réécrire servant de mode d'emploi et à pousser en avant de la fiction comme source causale non discutable ayant entrainé la transition mais aussi, à travers la secondarisation derrière le conte de soi, conte de fait de soi, de la molécule et du bistouri, réalité plus fatale inaugurant les rêves transhumanistes d'un dépérissement de la capacité d'être-en-corps.EG