On a cru N°6
Ça avait disparu sans que quiconque n'y prenne garde, avec une telle discrétion qu'on ne pensait plus même que ça ait pu jamais exister, que ça ait pu, à un moment de notre longue pérégrination vers nulle part, nous être utile. Plus personne ne s'interrompait jamais plus pour peser, avant de les utiliser comme combustible à son impatience et comme antidote à sa frustration , les mots qu'il utilisait.
Voilà, on ne pesait plus nos mots. Ils sortaient des lobes de nos conditionnements, se jetaient sans hésitation dans la fosse du monde, comme si nous les produisions nous-mêmes, comme si ils nous appartenaient encore, pouvaient dire quoi que ce soit sur nos états d'âme et comme si, avec la responsabilité qu'on aurait dû ressentir à l'égard de leur mise en commun, nous appuyant sur un sentiment de maîtrise qui nous paraissait partagé par nos pairs dans leur usage omniprésent et mystique de la gestion, il n'était plus indispensable de se demander ce qu'on disait. On s'attachait à tous ces mots comme à une bouée pour nous permettre de flotter dans le liquide peu identifiable de nos destins incertains.
On se balançait aux acronymes, on s'enfilait aux acronymes, créés de toutes pièces pour rendre plus faciles nos échanges en les stérilisant au mieux, en les désinfectant de toute ambiguïté ou de tout sous-entendu possiblement brutal mais inéluctablement on finissait par oublier tous ensemble complètement quelle partie de la réalité ils étaient supposés alléger ou définir ou synthétiser joliment ou simplement signifier, réduits à l'usage qu'on en faisait sans plus savoir pour décrire quoi, on ajoutait des lettres, toujours en retard d'un nouveau sigle pour baliser les bords de notre vide.
Et tout le monde se jetait sur ces mots, les avalait puis les recrachait sans respirer, flottant toujours plus haut au-dessus des matières, là où coulaient les humeurs et se décomposaient les miasmes de nos chairs. Personne ne se demandait plus si ce mot là, apparut un jour d'on ne sait quelle sphère et validé par le consensus à la fois séduisant et pestilentiel de l'expertise, était vraiment ce dont il avait besoin pour y voir plus clair dans l'obscurité. Ce mot venait boucher une faille, colmater une brèche, ce mot avait à voir avec nos trous et c'était tout ce dont on avait besoin.
La gente humaine se voyait ainsi et sans en avoir la moindre conscience rétrécie à ses propres appellations, à n'importe quel âge, dans n'importe quelle conditions, on lui trouvait immédiatement, en fonction d'une grille très complète, de quoi la qualifier et c'était assez, on qualifiait, aux prises avec la fascination diagnostique et le pouvoir qu'elle nous donnait à la fois sur notre impuissance et sur l'insupportable capacité de tous les autres à nous échapper constamment. On ne se demandait plus jamais pourquoi on usait et abusait de ces désignations, pour nous-mêmes tout pareil, nous calant comme dans un nid douillet pour l'entendement, dans la prolifération de milliers de vulnérabilités et de troubles, oscillant d'un bout du spectre à l'autre, que nous arborions sans frémir comme nos nouvelles cartes d'identité. Avec fierté, disons-le, aussi. Faute de pouvoir s'interrompre sur la pente si glissante de l'anéantissement, faute de pouvoir nous immobiliser vraiment afin de prendre le temps nécessaire à constater ce que ces qualificatifs nous empêchaient de ne pas voir, on en était venu à les prendre pour nous avec une telle assiduité, que nous les étions devenus, sans plus aucun reste, sans plus aucun petit espace laissé libre pour autre chose qui nous aurait restitué à notre pesanteur et aux mots leur poids. EG