11.13.2022

Prenez et mangez-en tous.



Les guerres de religion qui ont dévasté l'Europe, séparé des familles, amené des fils à assassiner leurs pères reposaient sur certaines différences de représentations du corps théologique chrétien qui prirent un aspect de croyance si essentielle que les liens sociaux et familiaux, les alliances en furent bouleversés d'une façon profonde et terriblement meurtrière.
On peut évoquer les querelles devenues affaire de vie ou de mort autour de la nature de la transsubstantiation.
Le corps du Christ, "Prenez et mangez en tous", est-il réellement présent dans l'hostie ?
Quelle que soit la réponse, il s'agit d'un des fondements de la culture chrétienne que d'avoir intégré le symbole du cannibalisme dans ses rituels les plus signifiants, sang et corps donné pour vous.
Ceci pour montrer que le rapport à l'alimentaire est loin d'être neutre et qu'il est toujours ancré dans des registres imaginaires qui portent en eux les traces de notre dépendance à la nourriture comme absolument messagère d'autre chose que de son rôle strictement fonctionnel. Intoxication, empoisonnement, famines, obésité morbide, anorexie, régimes, jeun, codes religieux, c'est dans son lien incontournable et absolu avec la survie, dans sa première marque du rapport à l'autre nourricier que se tissent les mœurs d'une culture et ses paradoxes et que l'individu se situe par rapport à lui-même et à l'esprit du temps en subissant ou choisissant certaines pratiques alimentaires.
Même si on peut difficilement appliquer aux vagues idéologiques du végétarisme et de ses dérivés le qualificatif de "peur alimentaire", on peut tout de même se questionner sur ce qui doit se réparer, s'absoudre, se racheter dans le registre de la déculpabilisation dans cette assez soudaine croisade si connotée moralement et couverte de tous les atours du néo-puritanisme et de l'"offuscabilité" ambiants.
On ne peut aussi que l'associer à la présence massive des discours anti-humain, prenant eux-aussi plusieurs formes, de la classique plainte touchant une fidélité que seuls les animaux pourraient garantir, aux reproches adressés aux "boomers" pour avoir vécu, ainsi qu'au radical rejet de toute dimension généalogique manifeste dans la négation systématique du passé au nom d'une mauvaiseté et d'une destructivité génétique de l'humain à qui il est souhaité de simplement dégager la piste le plus vite possible pour laisser le cours de choses " bonnes" se poursuivre sans lui et sa présence prédatrice.
On ne peut plus le "sauver", après les tentatives de rachat de son âme putride par les religions monothéistes et l'ostensible fiasco du mythe de la société du bonheur égalitaire, il est probable que l'irreprésentable de l'extermination gérée de masse de la Seconde guerre mondiale ait, même plusieurs décennies plus tard, définitivement ouvert une faille dans les velléités rédemptrices et les espoirs de changement que l'homme consacre à lui-même depuis toujours, pris comme il l'est dans le tragique de sa présence au monde qui se doit de ne pas trouver de réponse.
On abandonne donc tout rêve de salut collectif, de société meilleure, tout en martelant quotidiennement les consciences individuelles des injonctions à l'amélioration de tout ce qui les fait et qui n'est, quels que soient les efforts, "jamais ça", et ce tunnel du bien ne pouvant trouver une issue autre que totalitaire dans ce qui pouvait être le rêve occidental du "plus jamais ça", les âmes en mal d'espoir se concentrent sur l'animal, réduisant la responsabilité de sa solitude qui hante l'humain à une simple vision darwiniste et le purgatoire de tous nos péchés à une approche anthropomorphique et mièvre du monde animal, qui n'a jamais été aussi mal traité ni surveillé ni étudié jusqu'à lui faire jouer un rôle de soutien thérapeutique pour nos citoyens aux vies intérieures néantisées ou le poursuivre dans les hauts fonds absolument obscurs des grands océans dépeuplés.
C'est au niveau du code "moral" émergeant de plus en plus fortement sous les atours de la climatologie que l'on peut faire l'hypothèse de cette nouvelle forme de "peur alimentaire", une peur qui viendrait nous faire courir le risque d'une autre damnation, après le spectacle horrifiant et plus des amas de millions de cadavres de nos pareils, celui des millions de cadavres de nos différents, avec qui nous passons notre temps à chercher des points communs qui nous les incluent, petits bonnets pour les chiens ou sauvetage des cachalots échoués, mais qui sont aussi la manifestation débridée de notre culpabilité collective inconsciente de n'être que ce que nous sommes et de ne toujours pas savoir comment être autrement. EG

Petit conte amiénois Dixième partie