7.06.2023

S'il n'était pas trop tard N°2




S'il n'était pas trop tard N°2
"Marie s'infiltre" est un excellent travail d'investigation sur les "gens", l'intérieur, les représentations, esprit du temps qui structure la vie et les rapports.
Ce travail permet d'aller voir in situ ce qui se dit, se fait hors cadre, ce qui anime les ressortissants des "quartiers" et qui, nous y reviendrons, crée et a créé une véritable culture, forme de résistance et d'affirmation de soi, avec ses codes, ses règles, ses hiérarchies et les inductions que la réalité des situations vécues dans chaque famille a consolidées depuis maintenant plusieurs générations.
Nommer "émigration" ce phénomène c'est commettre une grave erreur, elle aussi fautrice de clivage et de destructivité. La nature généalogique de ces populations dans leur majorité, mais dans leur majorité seulement, c'est à dire source de donnée statistique et non pourvoyeuse de sens, ne peut pas se trouver amalgamée avec la question de " l'émigration" cheval de bataille de la droite et bannière idéalisée de la gauche. Ce sont des enfants, familles, adultes, adolescents vivant sur le territoire depuis des générations qui agissent, francophones, au point d'avoir il y a une quarantaine d'année donné à cette langue un berceau de renaissance grâce au rap, pour une fois courant indépendant des marteaux piqueurs d'Outre-Atlantique, porteur de sa poésie et de sa force spécifique, même si l'usure du succès l'a rendu insipide et convenu, comme toute création artistique récupérée par le marché, au cours du temps.
Une des faiblesses de ces temps, grave et, on le craint, irréversible est dans l'impuissance au recul que la mouvance, l'effacement, la création du flux incessant d'"actus" qui obligent à rester toujours au niveau d'entendement et à s'aveugler sur des résultats, des conséquences sans jamais pouvoir aller creuser sur les sources, c'est à dire sur l'esprit qui les animent, privant ainsi chacun des acteurs de sa pleine présence historique et politique, faiblesse grave elle aussi, cette castration dialectique des politico-médias, tenus, au sens propre, de s'attacher à la seule chaîne de leur discours binaire, à la fois par paresse, par démagogie et par aliénation aux "lignes" idéologiques délimitant a priori le bien et le mal, c'est à dire extrayant de ce qui dans le politique n'est qu'à créer des LIENS, logiques, discursifs, décisionnels ENTRE les parties pour leur offrir une possibilité de cohabiter tant bien que mal. Postures marquées elles-mêmes inductrices des évènements qu'elles accusent ou encensent, dans un cercle clos et condamnant chacun des individus à ne pouvoir y vivre qu'enfermé.
Observons, écoutons dans ce reportage, et accessoirement à travers notre longue et riche expérience, ce "qui se dit" des valeurs, des mœurs : une figure ici est cruellement manquante, une figure qui a été malmenée jusqu'à se réduire en poussière dans tout l'Occident à n'être plus qu'une possibilité d'insémination : celle du PÈRE.
On peut aisément imaginer que ces pères venus "bosser" sur le territoire français, y sont venus afin de s'aménager un confort et des conditions de vie meilleurs que celles qu'ils pouvaient trouver dans leurs pays d'origine. Et ils ont bossé, âprement, quotidiennement, s'imaginant pouvoir profiter de la fin dite "glorieuse" mais surtout lucrative de la vague d'après-guerre indéfiniment, comme tout travailleur de cette époque. Le modèle offert aux enfants était, attaques racistes y compris, le même que celui de tous les travailleurs italiens, espagnols, venus récolter quelques miettes de la gabegie et de la laideur formelle de la furie reconstructive.
Les traces de la guerre affreuse devaient encore se sentir, l'ambivalence à l'égard de l'ex-mère patrie et l'idée aussi que l'on était en droit d'en attendre réparation et reconnaissance, comme à tout vainqueur.
Seulement ça n'a pas marché, ça n'a pas continué à marcher et lentement mais sans retour, s'est effondré le rêve, les lieux de rassemblement de populations construits à la hâte et avec l'idée que ce n'était que des logements transitoires sont devenus des bunkers sans sortie, leur confort bon marché rapidement miné par toutes les défections de l'usure et les habitants, ne se sentant pas chez eux mais accueillis en ces lieux pour se taire et survivre, commençant à montrer et à se montrer par les souillures quotidiennes de leur environnement que c'était ainsi qu'ils pensaient que le pays d'accueil les voyait.
A l'appel de l'emploi, de la carrière, des études, de quelque chose comme l'avenir, s'est substitué la philanthropie socio-éducative, centre de jeunes, éducateurs, clubs sportifs, ce qui se dit en sabir technocrate, donc, "donner des moyens", tout sur place, et la bonne volonté des "animateurs" même totalement de bonne foi bien qu'encroûtée sous le discours de la bienveillance et de la positivité a peu et mal remplacé ce qu'on nomme dans une société qui tourne autrement que sur elle-même : les perspectives.
Et les pères, se sont tus. Définitivement. Privés de revenus, et surtout privés de dignité, perdus dans ce pays inaccessible, réduits à ne plus être que des hommes d'intérieur. Les femmes ont pris le pouvoir par la force des choses côte à côte avec les femmes du sous-prolétariat résidant dans ces mêmes lieux et se faisant faire des enfants par les "fils d'émigrés", promotion des fils comme colonne vertébrale des familles, et, lentement advenu : règne des frères.
C'est là qu'il nous faut aller voir, dans ce que la horde, ayant tué le père, doit mettre en place de stratégies, de règles d'usage pour ne pas que ses membres s'entre-déchirent, pour que dans le cadre du clan, par nature opposé à d'autres clans, les individus soient protégés et les femmes justement partagées.

 

Petit conte amiénois Dixième partie