8.18.2024

La civilité comme rempart.

La civilité comme rempart



On a croisé, en faisant la promenade quotidienne avec la chienne, un groupe de "squadeurs" en train de se préparer, tous en noir, leurs engins rutilants noirs également, la femme très impliquée au téléphone. La route où ils étaient garés ne voit passer presque personne, elle sépare les deux parties d'une grand ferme et à part les chiens qui montent la garde, ne montre que très peu de signes d'activité.
Les usages, ici, et c'est un des raisons pour lesquelles on a choisi de vivre "à la campagne", sont de toujours saluer les individus que l'on croise. De faire un signe de remerciement quand ils ralentissent et donc de pratiquer dans la vie quotidienne les multiples codes d'accès à la civilité.
On a marché parmi eux donc sur une dizaine de mètres et pas un seul d'entre eux n'a pris la peine de hocher la tête, de murmurer bonjour ou d'émettre le moindre signe qui aurait montré que ma présence avait été prise en compte. Ils étaient tous dans le déroulement d'un scénario de monstration de statut, centrés sur l'image qu'ils étaient supposés donner et, sur une telle scène, principalement inoculée à l'appartenance, pas d'autre, rien que soi mais avec le regard de l'autre comme fuel, ce avec d'autant plus d'innocence qu'en tant que citadins ils ont complètement perdus les codes de cette civilité au quotidien, comme les chiots qui ne fréquentant pas leurs pairs suffisamment finissent par perdre les usages pacificateurs des signes physiques de rapprochements.
L'homo-socius pourrait donc se passer de ces signes ?
A quoi sert donc la très courte bible de la civilité sinon à mettre entre chacun l'espace vital qui est nécessaire aux deux parties et donc à le pacifier ?
Il s'agit uniquement des prises en compte, très primitives, très réactives sur le plan neurologique de la réalité de l'autre et du fait que lui dire d'une manière ou d'une autre "bonjour" est une façon de s'accorder et de lui accorder la sécurité sur un territoire accepté comme partagé. C'est, autrement dit, un gage tacite de non agression.
C'est aussi un des liants qui organise la trame sociale, c'est à dire l'indispensable capacité politique de toute société à se créer elle-même en dépassant pour le bien de chacun ce que Hobbes accordait comme pouvoir fondateur à "l'état de nature".
Il va de soi que l'usage de ces codes n'a aucun effet sur le territoire plus obscur de ce qu'on peut qualifier de "passions" mais c'est un moyen de mettre celles-ci pour un temps en arrière-plan, de ne pas leur accorder la part dynamique et génératrice d'actions qui leur incombe, c'est à dire l'érection de l'"Individu" comme créature absolument isolée et maîtresse imaginaire en tout.
Le champ de la société civile, en temps de paix évidemment, est celui de cet usage de la civilité non pas comme marque d'un quelconque "sens moral" ou d'une bonne ou mauvaise éducation mais comme conscience d'une égalité des pouvoirs en acte, et nécessairement comme relégation et neutralisation des "états de nature" qui promeuvent l'autre comme ennemi et meurtrier ou victime nécessaire.
On peut peut-être émettre l'hypothèse que cet état citadin de tension quasiment permanente est le fruit d'un délabrement de l'usage de tous ces signes de civilité qui émaillent les côtoiements de la vie quotidienne afin de mettre en les liant momentanément sur un territoire de reconnaissance commune, assez paradoxalement, chacun à la bonne distance de l'autre.
Sans ces signes, comme on l'évoquait plus haut chez les chiens, la première attitude est celle de la protection contre la mise en danger, ou de soi ou de l'autre, c'est à dire le mélange, la fusion dans la haine fondatrice qui n'est pas un "mauvais" sentiment mais une émission naturelle de ce qui supporte la protection de territoire.
Le pouvoir politique est ce qui se crée artificiellement au-delà de l'état de nature et la seule voie vers la neutralité. L'exercice de la civilité en est la version dans la pratique de la vie sociale, non comme un facteur évident ou inné mais comme ce qui se construit à partir de l'égalité de chacun face à la capacité de détruire l'autre.
A cet égard, quelques questions peuvent se poser qui tendraient à chercher le lien entre l'usage de cette civilité ou son actuel défaut et ce qui reste du domaine de la vie politique.
Est-ce envisageable de s'attribuer à titre individuel et sous couvert de "démocratie" des prérogatives de bon choix politique, au sens de choix partisans mais qui se veulent manifestation d'un hypothétique "bien commun" démontrant le bien-fondé éthique de ces options de vote et d'être simultanément dans une forme d'autisme atticiste quand se met en œuvre ce qui doit quotidiennement neutraliser le naturel penchant à la protection-destruction de l'autre.
Peut-on donc croire pouvoir inclure le terme de "haine" dans le registre du corps politique alors que ce dernier se crée comme artifice au titre d'une neutralisation du champ de l'état de nature ?
Une des impasses dans lesquelles nous sommes est peut-être celle d'un système de représentations où les comportements de la vie quotidienne sont par l'absence des marqueurs de la civilité soumis à cette forme de régression à l'état de nature où chacun est un loup pour chacun, ayant séparé les constituants de la société civile des prérogatives de l'état, c'est à dire ayant délégué à ce dernier la mission de représenter seul cet espace de neutralité nécessairement codifié mais qui ne se situe que dans les usages partagés de la civilité. EG


* Les quelques remarques ci-dessus se réfèrent principalement à l'analyse de la vie politique et de la société civile de Hobbes.

Décapités nous sommes.