Je NOUS aime N°7
In Memoriam
L'épais brouillard qui enveloppait les routes en cette veille de Noël s'était infiltré depuis des mois sous les peaux et rendait le son mat des battements des coeurs plus ténu.
Nous étions vivants bien-sûr, nous roulions vers les célébrations et les rassemblements, vers la fête et les bombances, nous avions prévu les cadeaux comme il se devait mais dans presque chaque foyer, dans presque chaque famille, la zizanie et la passion des convictions avaient découpé dans nos liens des tranches de vindicte qui restaient à vif, prêtes à s'enflammer au moindre travers.
C'était fait, nous étions foutus, pris quelles que soient nos certitudes, pieds et mains liés, dans ce gigantesque discours de fin des temps, de risque total, de mort imminente, de souffrance infinie, enfermés dans nos choix comme dans une cage, regardant l'autre en face, égoïste et arrogant qui nous dévisageait lui aussi et espérant qu'il disparaisse de notre champ de vision une fois pour toutes. L'autre qui avait tort, l'autre qui par inconscience, par bêtise, par une naïveté impardonnable se mettait en danger, nous mettait en danger, alors que tout prouvait qu'il était si simple, si respectueux pour tous de se plier sans mot dire ou de s'opposer radicalement aux arrangements suggérés si obstinément par les doges et leurs experts.
C'est ainsi, en cette veille de Noël, sur ces routes qui nous menaient les uns vers les autres dans cette grisaille de l'hiver, enkylosés par cette tristesse sourde qui s'était invitée comme un état constant, malgré tous les échauffements et les soubresauts de condamnation et d'opprobre, on pouvait croire que c'était trop tard, que les dards de l'intoxication et de la malfaisance, les substances corrompues du pouvoir invisible omniprésent devenu forcené avaient eu raison de nous, avaient enfin réussi à réduire en nous et entre nous ce qui nous maintenait debout, côte à côte, serrés dans notre anonymat, un peu au frais mais vigilants.
Et sur la route départementale, dans ce brouillard de décembre, là où vivent ceux dont l'image ne se reflète jamais dans la grande foire au miroir, blottis dans leurs petites maisons, regardant par la fenêtre embuée eurs petits jardins, cette certitude que nous étions condamnés à être définitivement muets et immobiles, condamnés à nous haïr pour tenter de nous creuser une place à l'abri s'illumine : chacune de ces maisons, chacun de ces jardins a posé sur ses parois pour celui qui passe ses petites lumières qui clignotent obstinément et qui lui disent : je suis là, ses petites étincelles qui fêtent la fête, comme un appel, comme un signal, comme une parole prise sur le dos des agents d'exécution et une preuve. Minuscule palpitation qui dit, sur cette route, nous sommes là voyez-vous !
Voyez-nous !