12.24.2024

Petit conte de Noël

 In memoriam Décembre 2024


Pendant la période de l’enfermement sanitaire, l’air était devenu plus épais, les mouvements plus rares et les regards fuyants.
Chacun oscillait. Heure après heure, les pieds ancrés au centre de sa maintenance, chancelant entre sa peur latente et la résistance des certitudes qui lui faisaient écho.
Chacun se levait, bougeait un peu, absorbait avec appréhension les nouvelles d’un monde agonisant mais n’entendait pourtant aucun des cris, des gémissements qui d’habitude, c’est-à-dire dans les films et, pour certains, lors de quelque moment marquant de leur histoire, accompagnent habituellement les masses qui expirent.
Un silence pesant recouvrait le temps et notre besoin essentiel de lui apposer nos marques, été, automne, hiver s’était mué en l’attente vague d’une fin dont nul ne pressentait la forme, parfois se muant en une légère panique lorsque les voix amidonnées des ondes se faisaient plus pressantes.
Plus personne ne cherchait à approcher le voisin, la boulangère, pour échanger les propos rituels qui n’avaient comme pouvoir que de lui démontrer qu’il était là, qu’il en faisait partie de cette palpitation commune plus ou moins bruyante, plus ou moins discrète, plus ou moins prévisible, sa vie, sa vie autrement dit.
Les rues, ce qui restait des rues, était devenu une sorte d’antichambre de la disparition, leur immuable destin de porteuses, de fil tendu d’une sphère à une autre, d’une activité à une autre s’était brutalement réduit à la paroi rigide des artères du gigantesque cadavre attendant sa dissection que nous étions devenus.
Tous, ou presque, se frayant un chemin dans un air dont la moindre particule se révélait funeste, hésitants à inhaler pleinement, muets, craintifs, tristes, étranglés par l’étau d’une colère impuissante ou par la crainte des
souffrances indicibles qui l’attendaient s’il n’accompagnait pas de son effroi la catastrophe avec assez de zèle.
Un témoignage sans controverse apparente de la dépendance absolue et de la fragilité de notre droit à subsister, de notre droit et de notre besoin de nous lier, de nous battre, de nous rejeter et de nous ignorer, de nous vendre ou de nous acheter, de chanter ensemble des mélopées plus ou moins bien rythmées ou mélodieuses, avec nos voix toutes si différentes se levant bien en chœur quelque part.
Plus rien ?
Si facilement plus rien ?
Simplement en ayant accepté de bon gré et surtout de force notre retranchement. Chacun reclus, perclus dans sa chaumine, percevant par instant dans le lointain les rares indices sonores qu’un voisin, que la boulangère émettaient encore, eux aussi reclus, perclus dans leur chaumine. Chacun se disant : je ne suis donc pas le seul survivant.
Puis malgré cette immobilité apparente du temps, vinrent, revinrent les fêtes, le moment pris dans la froidure où quelles que soient les dissentions, les amertumes, les familles se rejoignent, le moment où les enfants et les foies s’échauffent, où sur les fenêtres et les balcons clignotent des tas de minuscules lueurs.
Mais au cours de cet hiver-là, chacun était pris dans la rigor mortis des injonctions à se protéger pour les protéger, ce temps d’apaisement et d’excitation était supposé se prêter à une mise en scène pitoyable où chacun devait avant tout s’éloigner de tous et où tous devaient rejeter sans appel la matière contaminante présente au creux de ce qui n’était plus que des corps étrangers.
Le négatif de la fête, les festivités en noir et blanc, un antidote radical à la concorde, le maillage des rancœurs, des déchirures qui sont appelées à laisser, çà et là, des rayures sur le vernis des histoires de famille.
« Ils vont finir par nous avoir ! »
Ça, c’est ce que beaucoup pensaient dans le silence de leur retraite.
« Nous mutiler, nous expurger, nous écraser, faire de nous des éléments, des paramètres, des chapelets de données, c’est fait, c’est fait. »
Et toute l’attente plus ou moins pressée, effervescente de ce moment s’était transformée en une résignation mélancolique : l’acceptation que dorénavant, nous n’allions plus avoir à considérer notre voisin, notre boulangère comme quelqu’un vers qui pourrions avoir envie d'envoyer des signes.
Nous avions depuis si longtemps l’échine pliée, suffisamment pliée pour croire que plus jamais nous n’aurions besoin d’être aimables, d’être attentifs, d’être gentils avec qui que ce soit.
L’heure n’était pas à la spontanéité ou aux élans, la seule chose qui demeurait respectable était les distances.
Avec plus ou moins de conviction, plus ou moins de fatalisme, plus ou moins de résignation chacun croyait percevoir une issue fatidique. Pas nécessairement sous les formes travaillées, impérieuses, menaçantes données dans les descriptions réitérées de l'apocalypse virale ni dans les exaltations de notre unique salvation concentrée au bout d'une aiguille, non.
Ce qui semblait avoir brusquement interrompu le flux habituel de nos existences comme par magie, ou par erreur, ce qu'on guettait et qui nous guettait en retenant jour après jour notre souffle, c'était l'abdication ultime face à la force inouïe de l'intrusion, jusqu'au plus caché, au plus secret, au plus intime de nos vies.
Un regard paralysant sur une surface maintenant entièrement éclairée, une mise en ordre définitive allaient jusqu'à nous immobiliser, comme pris au piège dans nos propres coins sombres, dans nos angles et nos renfoncements, dans tous ces lieux où chacun avait cru jusqu'à présent pouvoir divaguer sans surveillance et qu'il considérait en toute naïveté comme des refuges inaccessibles.
Quelque chose comme sa propre peau et l'usage qu'il croyait pouvoir en faire lorsqu'il souhaitait se pelotonner dans sa solitude première et qui se trouvait depuis de semaines effleuré, observé, griffé, ausculté, menacé, puni, condamné nuit et jour avec l'insécurité grandissante et la pression de la certitude de ne plus pouvoir en retrouver le pouvoir protecteur qu'au prix du prochain anéantissement de tout ce qui l'entourait.
Tout de l'intimité avait été retourné puis exhibé puis effacé avec une telle brutalité que n'en restait audible qu'une sorte de plainte à laquelle se mêlaient parfois de profonds soupirs d'épuisement. "On ne va pas pouvoir tenir !"
" Du courage ! De la rigueur ! De la compassion !"
" Vous êtes poursuivis, vous êtes surveillés, vous êtes controlés, vous êtes vulnérables, vous êtes libres !"
" Faites-le pour tous les autres !"
" Sauvez-les, sauvez-nous, sauvez-vous !"
Les bains quotidiens dans la même mélasse incriminatrice nous avaient rendu obsédés par ces comptes à rendre en permanence à des vapeurs, à des ombres, à des mortifiés potentiels impossibles à identifier mais dont le salut nous incombait entièrement.
Et petit à petit ne restait plus, de la fine toile des échanges imbriqués, des croisements et des nœuds qui enveloppent et dessinent à la fois l'inépuisable complexité des va-et-vient entre les créatures, que cette injonction : " Sauvez-les, sauvez-nous, sauvez-vous !" infiltrée dans toute notre fibre, figée de plus en plus dans une surprenante inertie.
Tout de la réalité habituellement si confuse s'était réduit, aplati, et ne donnait plus de signaux de sa survie que dans les diatribes et les menaces proférées partout, tout le temps, nous aspirant dans leur dépouillement, nous délimitant sans plus aucun lieu de fuite possible.
 
 Emmuré dans la crainte que toute rencontre puisse être fatale, chacun finit par tracer  autour de lui une ligne de survie supportable. Lorsqu'il s'agit de sauver sa peau, l'ampleur des stratégies d'adaptation au pire est un miracle sans cesse renouvelé.  Puisqu'il s'agissait de situer son alter ego sur une échelle de dangerosité,  c'était bouclé.
L'alter ego, et avec lui tous les alter egos, devenaient des nuisibles a priori, comme ça, sans devoir prendre le temps de leur demander leur nom, leur âge ou leur sport favori. Tous ces détails sur eux n'avaient plus d'importance et pour dire vrai, l'économie d'énergie ainsi réalisée en éliminant toutes les procédures fastidieuses de la rencontre avait des aspects extrêmement positifs. Il n'était plus nécessaire de délimiter des seuils de tolérance entre ceux qu'on était supposé considérer comme des étrangers et les autres.
Tout le monde était devenu un dissemblable et, même si parfois une vague de légère nostalgie pour les agglomérations festives nous envahissait l'appareil  gastrique, l'avantage représenté au quotidien par le fait de ne plus avoir à accepter ou rejeter quelqu'un en fonction de critères  personnels sommes toutes assez aléatoires mais de devoir mettre, sans y penser, tout le monde dans le même panier était, disons-le, assez apaisant. D'autant plus que cette autarcie générale était quotidiennement recommandée, imposée plutôt tout à fait officiellement par les instances décisionnelles en charge de notre confort.
Chacun était exclu.
Chacun excluait. Dans un pas de danse de l'élimination qui nous épargnait la patience et l'effort et, curieusement, nous procurait la sensation d'une extrême liberté.
Rétréci, comprimé dans sa cage, chacun sentait au moment de se coucher comme une sorte d'épuisement si intense que même s'allonger devenait une source d'effort. Son corps enfin horizontal, il effectuait dans l'obscurité un bref retour sur sa journée.
Mais qu'avait-il donc pu faire qui puisse provoquer en lui une telle sensation de fatigue ?
Rien de bien précis hormis l'attention vague portée aux messages débités sur les ondes et le bruit du frottement de ses petits pas apeurés sur le sol, allant d'ici à là et retour dans l'enclos de son minuscule domaine.
Et ainsi, dans l'obscurité, certain maintenant de ne s'éveiller qu'aux prises avec une autre journée identique, il soupirait sous le poids de cette insignifiance brutale qui l'obligeait à emplir lui-même le conduit vide de sa séquestration.
Maintenant que les premières palpitations de la panique avaient fait place aux battements réguliers d'un temps immobile, comment pouvoir trouver en soi la texture sonore, l'étonnement, la rêvasserie ou les murmures qui lui donneraient un peu de consistance et le prémunirait contre la perception de se balancer dans le vide, percevant confusément la menace d'anéantissement qui l'accompagnait.
Et le nuit, la nuit lui posait sans répit les mêmes questions, qui grattaient toutes aux jointures de ce qu'il imaginait encore, quelques mois auparavant, être ce qui le construisait, le matérialisait, enfin, ce qu'il était et qui jour après jour dans l'impérieux de cette mise à l'ombre, s'effritait, ne lui laissant comme consistance qu'un étrange goût de poussière dans la gorge.
"N'avons-nous plus rien à nous dire ?"
"Par quel hasard, quel dressage, quel miracle avons-nous si aisément sacrifié cette grégarité qui pourtant nous caractérisait depuis l'aube ?"
"Sommes-nous une denrée si périssable, si malléable qu'au moindre virus, tout ce qui nous lie se dissolve dans l'éther ?"
" N'avons-nous plus besoin de personne ?"
" Ne devons-nous maintenant nous confier qu'à ceux qui nous prémuniront contre nous-mêmes ?"
Ainsi, partout et plus, dans chaque maison, chaque appartement, le poids de ce qui se présentait à tous comme la fatalité pesait jusque sur la vague idée d'un autre possible qui ne serait pas qu'un maléfice, un risque potentiel.
Et la main sans pitié des ordres et des consignes, des interdits et des instructions, l'effervescence des nouveaux riches de la parole scientifique universelle, se débitant sans pause avec les mêmes refrains dans toutes les langues accessibles au fond des plateaux de leur minaret pasteurisé, le zèle aussi, le zéle de certains, plus protégés par leur fatuité contre les doutes inconoclastes que les plus strictes mesures de contrainte ne l'exigeaient, brillants, élus, arborant les masques de leur indéfectible soumission avec un air de condescendance et de défi, tout ça, les sanctions, les insultes, le martelage incessant réduisant la moindre question à un déli répréhensible ou à une forme d'infantilisme, tout ça, et les jours, les jours qui se suivaient sans respirer, s'accumulait sur les restes devenus inertes et presque inaudibles de notre pétulance.
Tant et tant que toute velleité de rebiffade, de remise au pas d'une simple logique, de recours à un brin de raison qui amènerait à soumettre nos consciences anesthésiées à quelques traces de lumière, un peu, tant de paradoxes, d'incongruités, de contradictions, d'absurdités, tant de stupeur aussi en présence de la possibilité d'un mensonge si gigantesque que sa possibilité même en devenait impensable, en devenait si monstrueuse que croire nous protégeait, nous précipitant dans un scénario accepté tel quel presque fièvreusement pour pouvoir nier l'ampleur de la manoeuvre d'écrasement. Sous tant et tant de peur et de fatigue, sous tout ce violent et continu martèlement, sous tout ça, ce qui vibrait peut-être encore avait cédé la place à une soumission en apparence presque paisible.
Rien ne dépassait, rien ne venait mettre un petit caillou dans la chaussure qui nous avait pourtant si brutalement botté l'arrière-train en nous poussant dans nos retranchements sans nous demander notre point de vue sur notre propre létalité.
Les mascarades, les hurlements scandalisés, les propos aberrants, tout passait à travers nous comme si nous avions perdu la fibre même de nos consistances, de nos existences, leur matière même et avec elle, la possibilité d'y songer.
 
L'épais brouillard qui enveloppait les routes en cette veille de Noël s'était infiltré depuis des mois sous les peaux et rendait le son mat des battements des coeurs plus ténu.
Nous étions vivants bien-sûr, nous roulions vers les célébrations et les rassemblements, vers la fête et les bombances, nous avions prévu les cadeaux comme il se devait mais dans presque chaque foyer, dans presque chaque famille, la zizanie et la passion des convictions avaient découpé dans nos liens des tranches de vindicte qui restaient à vif, prêtes à s'enflammer au moindre travers.
C'était fait, nous étions foutus, pris quelles que soient nos certitudes, pieds et mains liés, dans ce gigantesque discours de fin des temps, de risque total, de mort imminente, de souffrance infinie, enfermés dans nos choix comme dans une cage, regardant l'autre en face, égoïste et arrogant qui nous dévisageait lui aussi et espérant qu'il disparaisse de notre champ de vision une fois pour toutes. L'autre qui avait tort, l'autre qui par inconscience, par bêtise, par une naïveté impardonnable se mettait en danger, nous mettait en danger, alors que tout prouvait qu'il était si simple, si respectueux pour tous de se plier sans mot dire ou de s'opposer radicalement aux arrangements suggérés si obstinément par les doges et leurs sbires.
C'est ainsi, en cette veille de Noël, sur ces routes qui nous menaient les uns vers les autres dans cette grisaille de l'hiver, enkylosés par cette tristesse sourde qui s'était invitée comme un état constant, malgré tous les échauffements et les soubresauts de condamnation et d'opprobre, on pouvait croire que c'était trop tard, que les dards de l'intoxication et de la malfaisance, les substances corrompues du pouvoir invisible omniprésent devenu forcené avaient eu raison de nous, avaient enfin réussi à réduire en nous et entre nous ce qui nous maintenait debout, côte à côte, serrés dans notre anonymat, un peu au frais mais vigilants.
Et sur la route départementale, dans ce brouillard de décembre, là où vivent ceux dont l'image ne se reflète jamais dans la grande foire au miroir, blottis dans leurs petites maisons, regardant par la fenêtre embuée eurs petits jardins, cette certitude que nous étions condamnés à être définitivement muets et immobiles, condamnés à nous haïr pour tenter de nous creuser une place à l'abri s'illumine : chacune de ces maisons, chacun de ces jardins a posé sur ses parois pour celui qui passe ses petites lumières qui clignotent obstinément et qui lui disent : je suis là, ses petites étincelles qui fêtent la fête, comme un appel, comme un signal, comme une parole prise sur le dos des agents d'exécution et une preuve. 
Minuscule palpitation qui dit, sur cette route, nous sommes là voyez-vous !
Voyez-nous !
 

 
 
 

 
 

In memoriam