Petit conte amiénois Dix-neuvième épisode
Les quelques membres du personnel qui vivaient encore au Palais essayaient de se déplacer le plus discrètement possible. Il avait été convenu qu'ils devraient quitter leurs chaussures, véhicules de tant d'immondices, de souillures, de débris venus de l'extérieur et, dès leur arrivée, enfiler une paire de charentaises qui étaient dès leur départ, en fin de service, immédiatement désinfectées.
Il régnait un silence de plomb dans tout l'édifice, sauf dans les cuisines du sous-sol d'où quelques gloussements émergeaient encore parfois.
Les consignes avaient été extrêmement claires, de petits stickers collés un peu partout dans tous les coins et recoins du Palais : "Qu'on lui foute la paix !"
On se doutait que cette injonction provenait directement de la Tutrice puisque le petit Emmanuel demeurait invisible, cloitré nuit et jour dans une alcôve qu'il avait, murmurait-on, fait transformer en abri antinucléaire, au cas où.
Et, disons-le sans ambage, c'est vrai que le Petit Emmanuel n'allait pas fort.
Il n'avait jamais vraiment manifesté le moindre intérêt pour ses fonctions présidentielles, n'y trouvant pas les satisfactions qu'on lui avait fait miroiter avant son premier mandat : "Tu verras, tu pourras faire et dire absolument tout ce qui te passe par la tête, personne ne te comprendra de toute façon, aie l'air convaincu, incisif, déterminé etc. ça marchera comme sur des roulettes"
Et c'est exactement ce qu'il avait fait, année après année, se projetant avec sa Tutrice sur toutes les scènes possibles, à l'étranger et parfois dans quelque bourgade nationale, levant ses petits bras très haut vers le ciel, vociférant, organisant des référendums à qui mieux mieux , changeant tout du sol au plafond afin de donner à cette contrée un peu de son allant et lui insuffler de son énergie quasi-cosmique
Que dalle.
Les échos qui lui en revenait, et dieu sait pourtant qu'on ne lui disait pas tout, témoignaient tous d'un fiasco monumental, fiasco dont il contestait entièrement la réalité et qu'il s'employait à faire passer aux oubliettes en mettant en ligne presque quotidiennement des vidéos où il s'affichait lui-même et exprimait directement à son peuple bien aimé tout ce qu'il avait sur le coeur.
Ce n'était pas joli joli...
Mais il gardait le meilleur pour la fin comme il l'avait confié à son meilleur ami, maintenant en charge, à lui seul, de tout le fatras des limites constitutionnelles.
Deux mandats, tu te rends compte, qu'est-ce que c'est que deux mandats pour tout mettre sens dessus dessous ?
Deux mandats, deux tout petits mandats, que veux-tu que je fasse en si peu de temps ?
Son meilleur ami acquiescait, comme il l'avait fait, accompagné de toute sa petite famille qui le secondait dans son soutien indéfectible depuis la première heure, ou du moins, depuis que la place présidentielle était assurée pour un certain temps.
Il allait donc, ce meilleur ami, maintenant s'assurer que ce certain temps devienne un temps certain en rallongeant la sauce : on ne transforme pas un tel pays en décharge du Tiers-monde en un claquement de doigt.
Seul dans son abri le Petit Emmanuel prenait encore de temps en temps des nouvelles de sa tutrice, mais, il faut l'avouer, sa passion en avait pris un coup, et si les liens sacrés du mariage ne l'avaient pas retenu, il l'aurait bien balancée elle aussi.
Elle ne lui amenait que des ennuis, des rumeurs ne cessaient de circuler, sur place et ailleurs, sur des lettres, des documents, des choses secrètes qui n'allaient pas tarder à être divulguées.
Le Petit Emmanuel n'y comprenait pas grand chose mais tout ce remue-ménage autour de quelqu'un d'autre que lui l'exaspérait au plus haut point.
Il s'était décidé pour reprendre la main et déclencher un scandale plus scandaleux que ces histoires glauques de pédophilie, d'abus et je ne sais quoi, à utiliser un merveilleux outil très actuel pour faire n'importe quoi et se mettre lui-même en scène sans aucun effort, ni aucune idée, ni aucune inspiration, ni aucun talent et il avait pleinement réussi, jusqu'à complètement oublier à quel titre il était supposé, par simple sens des convenances et par respect pour sa fonction, ne pas mettre ce genre de saleté en ligne mais c'était trop drôle, vraiment, et, en tout état de cause, il n'avait jamais vraiment exercé les fonctions de Président, donc tout allait bien.
Et puis, soyons honnête, rien ne le titillait plus que l'humiliation, rien ne déclenchait en lui plus de tirs hormonaux, lui faisant briller les yeux comme des petites étoiles, que lorsqu'on se foutait ouvertement de lui, quand on le méprisait publiquement, lui crachait au visage, autrement dit quand ce qu'il savait de son imposture foncière lui revenait, manifesté avec brutalité comme une juste punition, par quelqu'un d'autre.
Donc, vidéos artificielles impensables, misère intellectuelle, déroute morale, cupidité, corruption ou pas, c'était tout pareil, il ne savait pas ce qu'il faisait là, à part faire comme si il savait, et ça, nourri régulièrement par quelque publication absurde, quelqu'imbécile commentaire, quelque nouveau faux-pas diplomatique, ça pouvait durer longtemps encore.
A suivre... hélas.