Une des caractéristiques des révolutions dites "socialistes "observées tant lors de la Révolution française et son expression ultime dans la Terreur que subies pendant le 20ième siècle, en Europe et en Asie est leur capacité à associer le mouvement de modernisation structurelle et sociale dont elles se targuent d'être les moteurs au fantasme, mythe, d'un ennemi, extérieur et surtout intérieur qui compromettrait la marche vers l'idéal révolutionnaire.
L'objectif affiché, mis en oeuvre sous des formes multiples est non seulement de réformer tous les modes d'échange individuels et sociaux en redistribuant les hiérarchies, en redéfinissant la nature des liens familiaux, en faisant prévaloir le droit et le devoir de chacun de devenir un délateur dans tous les champs de sa vie privée et, au bout du compte, en projettant sur une forme de changement radical ce qui peut être qualifié "d'âme humaine" pour le bien des diverses causes révolutionnaires en marche.
Il est incontournable, pour accomplir cette mise en oeuvre de la révolution "finale" et de son projet eschatologique, d'éradiquer tout ce qui est sensé être un frein, à travers des oppositions supposées, au grand mouvement vers le Bonheur et la complétude : de la nation, des individus, du Parti, du prolétariat, etc.
Les formes de contrôle mises en place pour obtenir ce résultat ont comme fonction de générer une sorte de nettoyage social de tous les éléments générateurs de sabotage, de pourriture, de réaction, de dépravation, de révisionnisme et elles s'appliquent à tous les champs, privés et publics, de l'individu, le situant dans la sphère et sous la coupe des "administrateurs moraux " recrutés et rétribués par le système et supposés en représenter les formes ultimes de promotion sociale, qui ont les missions de surveillance, d'organisation de la surveillance, de répression, etc .
Ce qui est attaqué, pointé et mis à nu en permanence, sous le renfort de la peur constante générée par la surveillance et le secret de ses objectifs et de ses méthodes, c'est la qualité morale de chacun dans le contexte des attentes du projet révolutionnaire, attentes qui sont la plupart du temps uniquement énoncées à coup de slogans suffisamment généraux pour qu'il soit quasiment impossible de relier objectivement telle ou telle parole, tel ou tel acte de la vie quotidienne à leurs attentes.
C'est donc une sorte de gouffre répressif qui s'ouvre ainsi où tout, actions, échanges, paroles, se doit d'être mesuré à une aune pratiquement impossible à délimiter autrement que par les qualificatifs qui attribuent à certaines catégories les exactions ou la génétique historiquement répréhensible sensées freiner le processus révolutionnaire.
Une des constantes de ce rapport de surveillance permanent est sa capacité à s'intégrer dans le discours sur lui-même de l'individu accusé, sous la forme d'un retour sur ses errements politiques, de ses trahisons, de ses erreurs, autrement dit dans la transformation de chacun, sous l'oeil sans pitié des divers tribunaux et censeurs, en condamné battant sa coulpe, se flagellant, s'auto-dénigrant pour avoir failli aux régles de l'esprit du temps révolutionnaire.
Cet ennemi de l'intérieur prend plusieurs visages mais on lui trouve quelques constances dans la dynamique répressive, souvent incroyablement destructrice, mise en place.
Une de ses régles est celle de la condamnation de l'"obsolescence" des conduites ou des propos "d'un autre âge", des comportements ou paroles des "gens du passé", qu'on retrouve incarnée dans une autre règle, celle de confier à des "jeunes", des "adolescents" la détention de la vérité et l'application de la poursuite impitoyable des groupes ou individus désignés comme " koulaks ", " catégories noires", éléments indésirables.
Il va de soi qu'un parallèle trop rapide et généralisant entre les divers mouvements idéologiques contemporains et les cas historiques de la France de la Terreur, de la Chine maoïste, de l'URSS, du Cambodge etc. serait caricatural.
Cependant, on peut observer des manifestations quotidiennes de traits constants dont les sources opérent à bas-bruit, c'est à dire en se mettant en place sans à-coups ou dans une violence diffuse, justifiées qu'elles sont par l'aura du "changement" comme code moral indiscutable intégré par chacun et qui caractérise les dynamiques répressives révolutionnaires, à la fois dans les organes institutionnels et leurs médias que dans les postures individuelles et l'évolution du contrôle sur les propos.
N'oublions pas d'autre part qu'une catégorie largement poursuivie, réprimée dans tous ces moments historiques a été celle de ce qu'on nomme "les intellectuels", c'est à dire ceux qui sont supposés offrir aux évènements et aux modalités de leurs enchaînements le recul nécessaire pour que ceux-ci ne soient pas seulement subis mais, au moins en partie, compris dans leur logique sous-jacente.
Or, qui ne peut pas le constater dans la douleur, cette catégorie, même si elle n'a pas encore été éliminée, a pris place dans la construction idéologique de ce même changement, et est donc devenue incapable d'en mesurer autrement qu'en terme dogmatique et dans un rapport clos à lui-même, les divers enjeux.
Les porte-paroles supposés critiques incarnés maintenant par quelques commentateurs patentés de la vie annexe médiatique n'offrent aux facettes de l'évolution que leurs analyses superficielles tirées aux quatre épingles de la démagogie, de l'usage des ressorts élémentaires et brutaux des pulsions de masse, il est difficile de s'appuyer sur leur acuité intellectuelle pour y voir plus clair.
On va, ici, sans nommer les protagonistes, évoquer quelques faits récents qui relieront des évènements et des prises de paroles d'individus médiatisés, artistes, animateurs et autres, constituant dorénavant la Cour post-moderne et sa capacité à faire vibrer l'esprit du temps de ses diktats.
Un des mouvements des mentalités perceptible quotidiennement et qui peut être considéré comme un signe du basculement actuel dans le totalitarisme révolutionnaire est la condamnation permanente du passé, exprimée sous la forme du "c'était une autre époque", évoqué à chaque vieux lièvre lubrique et misogyne levé, et entrainant comme une sorte d'évidence la stigmatisation d'une génération entière au nom des "fautes" qu'elle aurait commise.
Dire tout de même, que dans cette "koulakisation" active, on n'a pas affaire à une notion strictement mathématique de la mesure du temps qui qualifie normalement ce qui définit une "génération" et qu'on a, dans cette hyper-catégorisation générationnelle accusatrice uniquement affaire à une catégorisation noire d'une génération encore vivante et surtout génitrice des membres du Parti la condamnant, qui incarne une " époque révolue" par essence condamnable dans la liberté de ses propos face au dogme de plus en plus imprégné dans les modes de pensées eux-mêmes.
Rappelons-nous que cette capacité, ce devoir de condamner ses propres proches parents fait aussi partie de la mise en place du totalitarisme révolutionnaire.
On peut associer plusieurs manifestations de ce phénomène dont on redira qu'il est structurel de sa mise en place.
L'une d'elles est la dimension maintenant presque "naturelle" de l'excuse, de l'amendement public, de la confession, offerte par certains "amuseurs " ayant sévis dans des émissions de grande écoute dans les années 80.90 qui émergent maintenant l'âme en peine face à leurs méfaits misogines, racistes etc. et avouent, alors qu'ils avaient fait de leur virulence leur fonds (lucratif) de commerce, combien ils regrettent leur manque de respect pourtant cultivé comme leur marque de fabrique maintenant qu'ils sont enfin éclairés par le Bien.
Une autre est la question posée par un autre de ces amuseurs qui se demande si "seul un Arabe ( mais ce pourrait être n'importe quel groupe dit minoritaire) peut faire des plaisanteries sur les Arabes", on se souvient des polémiques du même jus, sur le droit d'un comédien non homosexuel à jouer autre chose qu'un hétérosexuel.
Une autre encore est l'amalgame entre la dimension nécessairement libre du personnage fût-il archi-damné, pervers, infâme et le comédien qui l'incarne, où l'on demande, dans une sorte de nouvelle forme de tribunal populaire néo-puritain, des comptes à l'acteur pour avoir joué/tenu de propos misogines, racistes. dans le cadre de son interprétation. etc.
Ou encore la comparaison des scènes érotiques filmées par tel metteur en scène, décédé mais retourné dans sa tombe par son ex-compagne et livré au bûcher moralo-médiatique par la Société des Maîtres, avec les prestations cinéphiles de Pélicot.
Ces expressions d'une surveillance devenue omniprésente sous les radicalisations, toujours obsessionnelles et bornées comme tout ce qui se radicalise, sacrifient, en plus des ressorts propres à l'humour qui est toujours un rapport décongestionnant à l'autre, toute la marge de respiration symbolique, c'est à dire le fait que la chose et son ombre sont nécessairement séparées pour que la chose crée l'ombre, autrement dit l'art, la parole, l'esthétique etc.
L'énergie, colossale, déployée à s'approprier d'un seul élan toutes les causes génératrices de salut et de rédemption au nom d'une "libération de la parole" (des minorités) toujours présentée comme "vérité" sous le masque de la pure-victime face à la décadence insupportable des aînés (de la majorité) , dans un mouvement au fond oedipien mal digéré (disons-le, absolument originé dans le puritanisme protestant nord-américain et l'ambivalence historique de ce pays quant à sa propre licence) est concentrée sur le rôle devenu symbole de courage, de la "balance", forme de création contemporaine révélant à qui mieux-mieux et après un sérieux temps d'incubation dû à "l'emprise" subie sans le savoir, les impensables dysfonctionnements moraux "d'un autre âge".
Tout ce nettoyage moral s'impose avec une telle force répressive qu'il n'est pas besoin d'être condamné pour se sentir condamnable et surtout faire publiquement pénitence.
La ligne de fond "dure" de toute révolution est dans l'absorption de ses valeurs par l'individu qui se doit, sans jamais savoir d'où viendra la délation, de censurer ses propos, de les surveiller sans cesse, et simultanément, de porter sur tout ce que son voisin manifeste son regard scrutateur.
Elle est tendue également sur une condamnation massive du "passé" dans laquelle les acteurs de la scène totalitaire impulse leur créativité se limitant à la formulation d'une plainte renouvelable à merci.
Le reste, c'est à dire les outils de répression économique, judiciaire, s'appuie sur cette intégration par l'individu des "fautes" de l'ennemi hypothétique désigné dont la poursuite et la condamnation devenue quête existentielle, outil d'auto-promotion et marché rémunérateur, ouvrent aux jours meilleurs.
Tout totalitarisme, s'appuyant sur des mythes intangibles comme "la liberté", "l'égalité" , réorganise d'une façon radicale le rapport au bien et au mal, avec comme mandat l'éradication complète, matérielle de tout ce qui incarne le mal en question, et pour se faire se doit de désigner en son sein ce qui freine son advenir vers la pureté totale.
Le néopuritanisme ambiant procède d'une façon similaire, pas encore aussi visiblement destructrice, quoique, au regard des grandes mouvances anthropologiques, elles aussi intégrées dans les valeurs de chacun au nom du Bien.
On assiste dans la mise en place du cadre répressif, à une efflorescence de condamnations, de lynchages, de volonté d'éradication, appuyés sur l'effet de masse des médias qui castre, auto-castre le discours ambiant, et plus encore, l'idée en chacun qu'il a le droit de penser au mal sans penser à mal.