4.06.2018

Sous la toile. Under the web. Pouvoir, manipulation et contre-pouvoir




L'onde de choc post-électorale aux USA a vu deux centaures s'extraire du trauma et jouer de leur pouvoir pour obscurcir les éventuelles analyses critiques de la situation et surtout du message porté par ce raz-de-marée. 
Ces deux spasmes jouent encore le rôle d'anticorps pour repousser, ignorer, nier la réalité d'un fonctionnement institutionnel et d'une dimension politique totalement pervertis et corrompus, dans ses moyens et dans ses buts mais aussi et surtout dans l'absence de possibilité d'une approche systémique de l'idéologie qui le sous-tend et que tout un chacun, citoyen brandissant le drapeau étoilé ou non, porte en lui à travers son langage, les formes qu'il ou elle donne à ses relations privées, la place de sa carrière, les relicats sécularisés, à peine voilés, des valeurs chrétiennes et de leur dichotomie du bon et du mal trônant dans chaque situation, dans chaque échange, dans chaque production télé ou cinévisuelle et inhibant toute possibilité de la mise en route d'une dialectique politique.

Il s'agit d'une bête à deux têtes, la Russie, bien sûr soudain devenue l'ennemi qui recouvre tout de sa manipulation machiavélique et son agent, l'infâme facebook générateur de tous les maux et de toutes les stratégies corruptives à des fins de croissance de sa méga-entreprise, plus de deux milliards de compte, tout de même, ce n'est pas anodin.

Alors bien sûr, portés par les secousses quotidiennes de ces flux incessants par leur nature même, soumis à l'idée qu'il pourrait exister maintenant une aire qui soit un temps reconnu comme tel de "post-vérité", une aire où soit devenue la règle une sorte d'hémorragie quotidienne et de renouvellement nécessaire de propos achetés, de témoignages auto-promotionnels, s'effaçant les uns les autres dans ce qui n'existe qu'au titre d'un mouvement, poussé par tout ce qui peut d'une façon ou d'une autre, mettre chacun et chacune, dans la frénésie de la visibilité médiatique devenue la seule valeur défendable, dans la course, "l'absent", que nous sommes tous plus ou moins devenus, absent de l'imaginaire de ce mouvement sans fin et sans but autre que l'avènement d'une créature mythique qui serait la personne globale et son exposition, regarde et commente, public désigné comme matière première passive, à " gérer", à dessiner, à modeler grâce à toutes ces stratégies de relations publiques qui ont fait fureur depuis que l'inconscient et la psychanalyse se sont importés sur la sol américain et ont cédé leur pouvoir intrinsèquement subversif au marketing en devenant l'autre pointe du pharmakon que Freud avait découvert.
C'est de la connaissance intime, travaillée dans sa plus grande complexité, des rouages de l'opinion que vivent des organismes entiers depuis que Edwards Bernay ou Ernest Dichter ont rendu envisageable et formulé la possibilité d'une propagande non offensive et mêlé la promotion ancrée sur le désir à l'idéologie dite politique.

Le Russe et Zuckerberg font partie de cette danse de mort frénétique et on est mis en demeure de se choquer, de se lamenter, de "croire" et de souffrir.
Vitriolés comme nous le sommes depuis plus d'une dizaine d'année, nous avons certes quelques difficultés à y voir clair, tendus pour gagner nos croûtes jusqu'à n'avoir ni temps ni énergie pour contre-attaquer, c'est à dire pour s'arrêter et se distancer.
Ce système balance des réponses, précaires mais brutales là où aucune question n'a eu le temps de se forger. Faisant appel à tout le substrat émotionnel qui fait que les Américains sont voués à demeurer des enfants dans le champ essentiel de la politique. D'abord ils aiment leur candidat, dans une familiarité étonnante qui le rend presque amical et qui occulte la nécessité d'une construction abstraite qui serait effective pour y voir quelque chose comme du politique.

Mais ce but atteint est précaire, devant engloutir des milliards de dollars pour maintenir la bêtise ressortissante à flot, ne pas lacher, nourrir la bête.
Et cette bête justement, on peut effectivement lui sauter au cou pour l'étrangler, censurer enfin Face Book, aller jeter une petite bombe sur les steppes tchekhoviennes, on aura eu raison. 
Mais on peut aussi considérer que toute cette fiction et l'agitation qui la nourrit sont le signe d'un soudain entendement des risques potentiels liés aux médias sociaux et un signe de crainte, de la crainte viscérale de ceux qui possèdent, et surtout qui possèdent le pouvoir, de se le voir d'une façon ou d'une autre arraché.
Parce que Face Book, quels que soient par ailleurs les effets délétaires et indéniables de sa toxicité est aussi et peut-être avant tout un lieu d'échanges hautement engagés, avec des groupes de paroles, des informations qui circulent sous la toile, des réflexions qui s'élaborent, des contre-offensives aux martelages du pouvoir.
C'est, pour reprendre la conceptualisation de Stiegler, un lieu de "déprolétarisation" où s'accomplit le pasage de savoir vers une transindividuation nourrissante.
Si l'absence absolue d'auto-critique et le déclenchement d'une vague de paranOîa chez la candidate évincée a immédiatement pris les médias vendus à la cause Démocrate comme templin pour cette vague stunamique de lavage de cerveau, c'est parce qu'il est connu, même si c'est une des fonctions des médias sociaux qui n'est jamais mise en avant, qu'ils ont aussi, dans leur pouvoir là aussi de pharmakon, la possibilité d'organiser la politique, de générer des mouvements de groupes lorsque ceux-ci tentent de s'extraire de la masse à laquelle on les veut liés.
Qu'il y ait eu immédiatement un ennemi extérieur désigné dans cet échec, que le vecteur pour l'intervention de cet ennemi ait été le réseau  sont deux évènements présentés comme disjoints et qui génèrent des réactions et des prises de positions qui sont celles attendues, la demande de sanctions, de censures. Les raisons données sont certainement recevables mais ce qui ne l'est pas c'est que ces raisons, elles aussi sorties au bon moment du trou où elles étaient invisibles depuis certainement des années, ont la fonction de censure d'un autre pouvoir, celui de la capacité encore vivace même si elle est dans un état d'anémie qui fait peine à voir, celui des Absents à pouvoir et à savoir qu'il peuvent, surtout, à le croire. EG



.


Ce qui ne nous tue pas ... N°2