1.10.2019

Gilets jaunes, ce qui se réveille ?

Gilets jaunes
Avec toutes les réserves à garder face et dans un contexte nouveau dans lequel on est à divers niveaux impliqué, il est intéressant de circuler sur de nombreuses pages, de considérer diverses réactions d'individus engagés politiquement et militant depuis longtemps, d'intellectuels*, et de lire le désarroi qui habite leurs commentaires. Qui, bien sûr prend, quand ce désarroi est tû, la forme d'une condamnation générale utilisant les traditionnels boucs émissaires "extrêmes" et leurs appellations, allant dans un cas récent jusqu'à proposer de tirer dans le tas, chose dont la possibilité même n'avait pas été envisagée par le pouvoir depuis si longtemps qu'elle nous replonge dans le type de violences de classe du 19ième et la façon répressive et meurtrière dont elle était venue à bout de la base et de ses revendications.
Les semblants d'interprétations, d'explications, de rationalisations, ont tous ou presque portés sur la dimension "brutalement émotionnelle" en cherchant à réduire l'ensemble du mouvement à des spasmes affectifs, primaires évidemment, aisément soumis aux modélisations des idéologies radicales, l'imaginaire de la foule aveugle, potentiellement meurtrière qu'il s'agirait non pas d'entendre mais de mâter même au prix du sang a soudain ressurgi et les plus ardents défenseurs de la classe dite "ouvrière" en sont tout esbaudis eux-mêmes, si habitués qu'ils sont à parler en son nom sans jamais la côtoyer ni savoir de quoi sa vie et ses représentations sont faites.
Il y a eu tant de travail d'effacement depuis des années, par la propagande, par la jugulation des partis de "gauche", par la trahison de cette même gauche par ses propres représentants installés au pouvoir, par l'effet d'abêtissement global de la culture du plaisir, de l'apologie de la tête vide néolibérales et de leurs conséquences sur l'inconscience politique de la majorité, devenue à la fois malgré elle et avec son plein accord une bouche muette et consommatrice, que plus personne ou presque ne peut plus même concevoir un mouvement populaire où ce qui se dirait serait, en se cherchant, justement l'absolu écoeurement provoqué par cet effacement de la parole et de ses savoirs.
Face à toute nouveauté, surtout lorsqu'elle prend comme ici l'aspect d'une vague déferlante dont personne n'est à même de mesurer ni la profondeur, ni l'impact, ni plus encore le devenir politique, le réflexe est de se replier sur des supposés-savoir qui permettent de classer, d'ordonner dans une logique idéologique ou pseudo-historique avec une totale bonne volonté rassurante mais de ne faire appel qu'à des critères classificatoires préexistants. Il va de soi que cet effacement évoqué plus haut a avec lui ôté du champ des représentations collectives la réalité d'une société et d'un système de classes sociales, alors que celui-ci est plus que jamais, depuis le début de l'aventure républicaine, le principal point de butée de ce qui peut s'observer et se vivre quotidiennement, sans répit et dans une dégradation constante par la base et paradoxalement au sein même des institutions dont la mission était d'incarner ses valeurs, l'élément peut-être spécifiquement présent propre à ce temps étant l'arrogance des détenteurs du pouvoir et leur absence de justification légale à leurs pratiques érigée comme un droit acquis, arrogance qui, elle aussi, n'a réussi à fleurir que sur le cimetière des mouvements d'opposition patentés, de l'implosion du socialisme, de la passivité syndicale et de l'idéologie communiste reléguée à n'être qu'une pièce de musée et une erreur historique.
Il n'est pas étonnant que cette francisation de la lutte ait pris comme par magie sa place, laissant certains terrorisés par la confusion entre identité nationale et populisme de droite montant, car ce qui se joue dans cette si intense utilisation des symboles nationaux, cherchant  à se réapproprier une identité, lésée et maltraitée depuis plusieurs décennies par le système euro-libéral, est aussi la condensation d'une mémoire historique et politique nationale qui a toujours compté avec ceux d'en bas, dans sa genèse et dans les évènements les plus marquants et les symboles forts de son histoire. Cet appel à la mémoire, même si il ne s'effectue pas d'une façon ostensible à travers l'appel réitéré au changement laisse de côté, enfin,  ces temps de chosification néolibérale et la blessure subjective si profonde qu'ils génèrent, qui avaient rendus muets les destins et gérables les espoirs et les peurs, rendu chacun "utile" dans le systéme et l'existence mesurable dans sa rentabilité.
Alors évidemment, les parlers sont rudes, la langue est massacrée avec innocence mais comment ne pas comprendre que ces premiers pas vers une vie politique ne soient pas mal assurés, bancals quand tout ce qui pourrait les étayer a disparu depuis plusieurs générations. Comment aussi, aux côtés de cette rugosité, ne pas voir l'immense réveil de la créativité et de l'humour qui sont les prérequis à l'expression de soi ?
La réaction de nombreux intellectuels et militants est aussi le signe que "quelque chose" leur était enlevé de leur droit à savoir et à pouvoir parler de ce savoir au nom de ce qu'ils se sont donnés la faculté de représenter et de connaître. Qui peut se faire kidnapper l'image et le pouvoir qui le caractérise sans lutter en discréditant les capacités de son objet à se dire lui-même ? EG
* L'inclusif est volontairement évité.

Ce qui ne nous tue pas ... N°2