5.18.2019

Qu'est-ce que c'est " l'Âge" ? Première partie / Les vieux truismes pour les vieilles peaux. Mai 2019

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Première partie :  Les Vieux Truismes pour les Vieilles peaux

Avant toute chose, il peut être nécessaire de citer ces quelques lignes de Bernard Stiegler, tirées de son ouvrage "De la misère symbolique" afin de situer ce qui suivra dans la perspective d'une spécificité humaine à ne "pas être" sauf à se dire. Les hypothèses d'un processus de vieillissement qui lui aussi doive s'inscrire dans cette absence de nature,  c'est à dire dans une nécessaire construction de soi et du rapport au vieillissement fournis par la place historique et son discours  conjoint s'appuient sur cette même vision d'une  "nature" humaine condamnée à l'artefact, ou peut-être, dans une perspective similaire, à la "scène", au théâtral que Legendre donne comme instituant. "L'homme est ce vivant qui n'a de qualités que dans un rajout d'artificialité. Son essence est faite d'artefacts. Sa nature est originairement secondaire. si l'essence de l'homme est toujours artefactuelle, elle est toujours le sujet de débat, de controverse, de polémique et même de guerre." 


Il existe un mouvement de fond, principalement aux USA et majoritairement guidé par des femmes, qui cherche à faire tomber les préjugés,  les supposés-savoir et toutes le formes de discrimination qui les accompagnent quand est évoqué "l'âge", c'est à dire l'euphémisme de circonstance pour parler de la "vieillesse".  Ces femmes se présentent régulièrement, pour ne pas dire quotidiennement principalement sur Instagram et font de leur vêture et de la liberté postulée à son égard, leur arme contre une fossilisation prématurée de leur volonté, de leur énergie et de leur désir de vivre et de vivre reconnues et en beauté. 
Comme l'illustre le texte ci-dessus en italique, commentaire d'un post d'Iris Apfel âgée de plus de 80 ans, une des principales égéries de ce mouvement, devenue sur ses vieux jours le symbole d'un lien impérissable à la mode et à l'image de soi qui ne connaîtrait pas le ghetto des catégories d'âge,  les selfies de la plupart de ces "vieilles peaux" sont associés à un court commentaire, lié à la défense d'une certaine philosophie de l' "art de vivre" sur la spécificité  idéologique duquel nous reviendrons dans un deuxième temps.
Cette première partie sera consacrée à certaines hypothéses concernant les difficultés inhérentes à l'extraction du carcan des préjugés sur l'âge.
La vieillesse, c'est une affaire complexe parce que, plus que la majorité des diverses expériences traversées au cours de l'existence, ce n'est pas un terrain pré-balisé par une idée sous-jacente de devenir, on y dépose, dans l'idée et dans ce qu'elle montre et cache à la fois, le postulat d'une sorte de but atteint, de fin de l'expérience qui ne facilite pas la tâche de désigner et par là de s'approprier à titre personnel cette même expérience, sauf à chercher à l'appréhender à travers les poncifs et les représentations culturelles ambiantes. Ne négligeons jamais le fait que "l'individu", cellule symbolique et imposée des temps modernes post-modernes, l'indivis au sens étymologique, se place d'une façon illusoire en miroir à l'espèce, c'est à dire comme élément séparé, distinct formant une sorte de tout circonscrit, dans les imaginaires contemporains certainement, mais non dans l'épreuve de la réalité qui le traverse des contenus de son temps historique, des valeurs et des paradoxes de ce temps et, surtout peut-être, de ses discours. Il y a un discours aisément perceptible sur la vieillesse, d'ailleurs suffisamment superficiel pour mettre dans un même contenant sans discrimination des vies de sexagénaires, de septagénaires et autres, la seule borne étant, même si elle n'est pas évoquée en tant que telle, celle de l' "âge de la retraite" . Comme si, à partir du moment où la butée de l'activité économico-sociale avait été atteinte, tout ce qui la suit était une seule et même expérience, uniforme, identique pour chacun et chacune et qualifiable d'une façon univoque. 
Il s'avère que dans la mesure où personne ne peut anticiper  ce qu'il sera ou deviendra dans un temps qui  a prise sur son corps hors de sa propre maîtrise, un temps qui le devancera toujours et auquel il doit, d'une certaine façon "absolument", c'est à dire pour une simple question de survie, s'adapter presque en permanence, les représentations engrangées, adaptées sans sourciller, véhiculées par les médias, les clichés etc. servent de livre de chevet à cette impossibilité de déterminer, malgré l'illusion d'un fil d'existence continu, qui on est supposé devenir "après", dans son rapport sans cesse changeant à son corps, son rapport au temps, son rapport à l'amour, à la sexualité, à la maladie. 
Il va de soi qu'il est plus facile, même si cette facilité apparente se paye douloureusement, de se référer pour soi-même à ce qui est supposé être attendu à cet égard par les imaginaires collectifs. Ce balisage socioculturel des représentations permet de renverser la temporalité inhérente au corps sauvage et de la faire précéder par des projections déjà-là en y scellant dans un modèle discursif et identificatoire préconstruit le rapport strictement personnel à l'expérience unique et insue de sa propre vie.
Que ces mêmes représentations soient en partie criblées par la peur larvée de la mort qui occulte la vision du chemin vers la prise en compte du vieillissement comme étant la vie même, ne nous surprendra pas.  Ce qui se manifeste à travers les stéréotypes est suffisamment chargé d'images négatives pour le rendre lisible  comme une forme de déni sans trop d'effort. 
Un des plus solides pôles de résistance de ces poncifs est donc le rapport au corps et à ce qu'il est supposé perdre de besoin d'être désirable. On y lit en négatif un amalgame entre l'idée que cette "désirabilité" ne serait qu'un des outils pour créer les conditions des accouplements productifs, et que, une fois cette mission généalogique accomplie, il serait en quelque sorte livré à lui-même,  et à sa décrépitude, et accompagnerait pour se survivre la procréation dans l'investissement des joies nouvelles de la grand-parentalité. Même si cette mission plus ou moins consciente accordée au corps et à sa jeunesse n'est pas aussi explicite à l'heure actuelle, ayant fait glisser les centrages vers le développement et l'accomplissement social de l'individu au prix d'une rupture avec ses liens générationnels, elle n'en demeure pas moins active, à la fois comme lieu de sustentation priviligié du marché, point sur lequel nous reviendrons et comme matérialisation du mythe social de la famille-noyau, élément structurant majeur de la société. Là encore, la lutte des couples homosexuels pour obtenir le droit au mariage, et donc pour la création d'une famille, est également un des indicateurs de la survivance du poids structurel de cette entité du groupe  social de base comme valeur essentielle dans la société occidentale contemporaine. Il va de soi que dégagé des questions épineuses de la transmission des valeurs collectives et du lignage qui permettent de donner collectivement une place spécifique aux adultes non-éleveurs,  le rôle réel et symbolique du vieillard devient comme un lieu vide, dont il se trouve lui-même héritier et responsable, c'est à dire auquel il doit pour vivre, donner un contenu en le désignant avec tout l'appareillage des signifiants disponibles.
On fera l'hypothèse que dans la "faille" de l'animal-humain, l'impératif de se désigner soi-même par et à travers le code convenu d'une culture "toujours déjà-là" , de s'approprier ce code pour le faire sien, au sens fort du terme, c'est à dire aussi Soi, peut être envisagé comme dépassant le strict rapport au discours qui permet de s'attribuer ce qui vous dit afin de le restituer en échange, pour s'appliquer à ce devenir du corps lui-même. La préséance du temps organique sur la conscience et l'appropriation de son évolution et de ses changements ouvrent un terrain inconnu à chacun. Il y va d'une sorte de perpétuel va et vient entre le "fait" biologique constatable et sa transformation en ciment de construction d'un Soi à travers le miroir, à la fois immuable et d'une complète précarité, les diverses formes des glissements de genre prouvent à quel point cette base de l'indivis est malléable et contingente au temps qui la porte et la modèle. 
Plus que modèle, on pourrait, particulièrement en ce moment, parler de modélisation, et dans le contexte de cette aventure de l'âge et du corps qui l'accompagne, l'absence d'expérience première, préalable, inflige à chacun l'usage d'une sorte de garde-fou en la présence d'un savoir supposé, assimilable et offert par l'extérieur qui permette de se rallier à la communauté en renvoyant de soi ce qu'elle est supposée attendre. Comme dans la nécessité de faire corps au discours pour assumer sa posture d'animal-humain, on peut postuler que les représentations du vieillissement modèle le corps à travers le retour d'expérience intime et reconductible à l'infini afin de lui faire adopter ce que les représentations ambiantes comblent du vide des représentations expérientielles. Il en va de changements hormonaux, physiologiques bien-sûr mais il en va peut-être surtout de changements de posture qui se modifient par une sorte de prudence métaphysique, en fonction de ce qui est supposé être envisagé par tous dans la façon d'être et de se dire d'un soi vieillissant.  Le corps se plie aux contours dessinés ailleurs.
Nous faisons l'hypothèse que, comme les discours et les comportements,  la vêture et le corps qui vit dedans adoptent eux aussi les shémas esthétiques attendus pour se maintenir à flot dans le collectif qui sanctionne le degré de "conservation", bonne ou moins bonne de ce corps et donc sa désirabilité, au sens de la libido présente dans toute manifestation du vivant, face au regard de l'autre et l'image de soi.  Bien conservé étant le terme utilisé  d'une façon automatique et se voulant flatteuse sans montrer explicitement les sous-entendus réifiants qu'il suppose, comme référant à un corps-objet-mort mais  étonnement encore vivant.
Vieillir, c'est d'abord cette expérience intime sans balise, plus indéfinie dans son contenu que tout autre temps de l'existence mais aussi paradoxalement plus  soumise aux préjugés ou pré-conçus sociaux divers.  Et dans ce croisement de deux tensions incompatibles, se plier aux appels d'offre de ce qui semble déjà-su est plus reposant que de s'inscrire, au sens propre du terme, comme une lettre inconnue sur son propre agenda.
On pourrait rapidement faire référence au décalage, à la fois dans l'axe du lignage plaçant chacun dans un continuum entre vie et mort et lui attribuant une place dans la dynamique historique et sociale, entre les sociétés occidentales et les sociétés traditionnelles. En termes très généraux et forcément caricaturaux,  le code d'accès à la vieillesse est préétabli dans ces dernières en une obtention de place attribuée dans la vie symbolique et rituelle de la communauté, le rôle de ce statut spécifique dans l'organisation temporelle et imaginaire de cette communauté et le savoir postulé à transmettre, ce qui permet à cette "expérience" personnelle de s'effectuer comme un advenir dépositaire d'une connaissance sur la vie même et son sens et de s'extraire en quelque sorte de cette dimension privée et intime pour se formuler avec des outils discursifs et symboliques communs, et se faisant de prendre sa valeur aux yeux de tous. Dans le contexte contemporain occidental, comme le mot retraite et sa polysémie l'indiquent, ce temps est un temps d'exclusion des champs du savoir dynamique, des compétences impliqués et imbriqués dans la vie sociale dans son ensemble. Hors d'une dynamique rentable, productive, il ne reste, au sens propre, plus rien que l'on puisse dire de soi comme être vivant-mourant, mis à part ce qui pend au-dessus de l'expérience comme ses slogans existentiels, que, face à ce désert symbolique, individuel et collectif, chacun vieillissant endosse bon an mal an  comme siens et comme Soi. Même si cette uniformisation, là comme ailleurs, laisse à l'expérience elle-même un arrière-goût d'incomplétude, d'irrationnel, de décalage. Ce déséquilibre entre le discours social et l'expérience individuelle non formulable est lié à l'absence de reconnaissance spécifique au contenu de l'expérience de vieillissement autrement que comme la désignation d'une invalidité potentielle ou d'une disparition postulée de la libido  comme énergie  vitale.
On peut rappeler la fréquence d'un discours sur soi qui évoque le fait de "rester jeune", ou le décalage entre l'âge civil et le ressenti lié à la vie quotidienne, comme si face à ce qui est la matrice même de l'existence prise inéluctablement dans le temps, n'existait aucune façon d'harmoniser cet âge du calendrier, visible donc par tous et par soi, et le contenu d'un déroulement ayant sa propre logique et porteur de ses propres caractéristiques mais inqualifiables autrement que comme un écart.  Il n'existe pas de représentations collectives d'une vie et des activités de tous ordres qui lui soient inhérentes autrement que sous la forme d'un reliquat de "jeunesse ", autrement que dans des manières d'être vivant qui seraient autres que d'être  seulement "encore vivant ".
Un court moment pour se dire que si la "vieillesse" est subie comme une sorte de tare ou d'impuissance par tant de personnes, jusque dans le dessin de leur corps qu'elles abandonnent à ce qui s'en dit, jusque dans la fixité des goûts, dans le rapport de plus en plus passionné à la maladie, jusque dans les propos qu'elles tiennent imprimés déjà-là sous le poids étouffant des représentations collectives contemporaines, rigides, lapidaires et simplettes, c'est parce qu'à n'être jamais interrogée comme part absolue de la vie et expérience à créer de soi pour soi comme le sont toutes les expériences et passages fondamentaux de l'existence, l'âge a perdu sa substance même et sa capacité unique à être le devenir en soi. Se dire, sous la pensée de masse et ses limites, validée comme seule référence et seule forme de savoir sur ce qu'il en est de vieillir, que ce pillage de l'expérience personnelle et l'abandon de ce qu'elle implique de travail et de découverte sur l'être toujours à conquérir, sur son rapport au temps, à l'espace et à la finitude, jamais atteint, chemin jamais parcouru à débroussailler vaille que vaille jusqu'à la mort, prive, sous couvert d'une norme d'ostracisme bien-pensant et d'exclusion balisée, chaque individu, femme ou homme de ce qu'il se doit à lui-même dès qu' il est conscient d'être seul et vivant. Face à lui-même et en gestation jusqu'à son dernier souffle.EG


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