8.20.2019

Requiem pour ma langue






Il est des colonisations plus mortifères que celles obtenues par les armes, qui laissent, au moins, l'espace psychique pour la vengeance et la haine, la dimension de l'attente d'un retournement de l'histoire et qui sait la capacité à le forger soi-même en sachant POURQUOI et A QUOI on s'oppose.
 La pénétration, pas à pas, d'une langue étrangère dans l'appareil à se penser comme culture et comme part de cette culture est une aliénation plus profonde, plus radicale que toutes les conquêtes hégémoniques réunies. 
Ce qu'elle a de spécifique c'est l'évacuation de la possibilité même de calibrer ou conscientiser l'aliénation. Cette lente mais irrépressible marche vers l'effacement du français partout où "quelque chose " se passe, se vend, se promeut à hauts cris, la place qu'il cède dans l'amalgame des identités consommatrices et joueuses de l'individu du 21ième siècle accroché aux wagons de la post-modernité et voulant, bataillant, donnant de toute sa personne pour rester dans le mouvement, nourrit cette quasi évidence de la présence de l'anglais dans une victoire qui n'est plus à conquérir de l' "empire informel" du projet américain depuis ses origines* mais qui obéit comme par nature à la dynamique du marché et aux impératifs de la globalisation. 
Les dégâts sont visibles chaque jour, il suffit de se rendre dans les cathédrales de la consommation, d'en regarder les icônes, d'en lire les préceptes pour constater combien l'emprise s'accentue. Dans une sorte de clinquant promotionnel, dans une sorte de désert critique, la langue se meurt, écrasée par ses progénitures excitées, devenues incapables de créer quoi que ce soit sans le recours aux dogmes de l'empire. 
Pas de rébellion, pas de distance, pas de malaise. La résistance elle-même s'origine ailleurs et porte une terminologie qu'elle exporte sans trouver aucun obstacle à son intégration. Pas de valeurs non plus qui ne peuvent se matérialiser que dans une posture où seule la langue permet de construire des ponts entre la réalité et la place de chacun et de chaque culture en son sein. 
Ce petit-anglais du bourrage et de la liquéfaction, pauvre, caricatural, hâbleur, creux, n'a pas comme projet d'être compris, ni même parlé, il fonctionne comme un recours à une sorte d'aide linguistico-technologique, une sorte de bande-son pour que chacun effectue sa propre promotion sans reste, sans résidu et prend petit à petit la place de ce qui pourrait "se dire ", c'est à dire aller chercher dans une élaboration la configuration verbale la plus proche de l'expérience pour la transmettre, et travailler, autrement dit, l'enracinement des mots en soi, avec l'inévitable jeu, au sens d'espace et de contact ludique qui accompagne cet effort. 
Dans le contexte de ce plaquage, pas d'expérience, pas de silence préalable pour évaluer, donner au mot son poids dans l'élaboration du discours, le couvercle du cliché se ferme sur la pensée sur soi et sur la capacité d'écoute de celui à qui elle s'adresse avec cet américanisme qui est supposé "tout" dire sans le travail de l'ambiguïté nécessaire à tout acte de parole. 
Que cet invasion ne réveille que si peu de conscience de ce qui est en cause et en jeu à travers son imposition et l'impossible marche arrière de son avancée sur les territoires des représentations qu'on lui a choisi est parfois insupportable.
 Le silence majeur de tout un peuple autour de ce lent effacement de milliers d'années d'histoire et de travail de la langue sur elle-même, autour de ce qui se nomme une culture, présente au sein de chaque institution, de chaque cité, de chaque lutte, est la démarche de stérilisation la plus massive que nous ayons eu à subir depuis certaines invasions encore fraîches aux mémoires.  Il en va également bien sûr d'un "état d'esprit" comme on dit, qui est placardé sur les façons de se dire, sur la façon de décrire et de vivre les rapports intimes ou sociaux, de déterminer les habitus, autrement dit, d'un dépeçage culturel total qui, et c'est là que les bras nous tombent, s'opère dans la plus grande inconscience de ses conséquences voire avec, comme pour toute position à contre-courant, la condamnation à l'exclusion qui caractérise toutes les manifestations de ce qui se veut non plus "hors norme" mais "Hors mode" . EG
* Terme utilisé par William Appleman Williams dans son ouvrage The tragedy of American diplomacy


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