Il est des colonisations plus
mortifères que celles obtenues par les armes, qui laissent, au moins, l'espace
psychique pour la vengeance et la haine, la dimension de l'attente d'un
retournement de l'histoire et qui sait la capacité à le forger soi-même en sachant
POURQUOI et A QUOI on s'oppose.
La pénétration, pas à pas,
d'une langue étrangère dans l'appareil à se penser comme culture et comme part
de cette culture est une aliénation plus profonde, plus radicale que toutes les
conquêtes hégémoniques réunies.
Ce qu'elle a de spécifique c'est
l'évacuation de la possibilité même de calibrer ou conscientiser l'aliénation.
Cette lente mais irrépressible marche vers l'effacement du français partout où
"quelque chose " se passe, se vend, se promeut à hauts cris, la place
qu'il cède dans l'amalgame des identités consommatrices et joueuses de
l'individu du 21ième siècle accroché aux wagons de la post-modernité et
voulant, bataillant, donnant de toute sa personne pour rester dans le
mouvement, nourrit cette quasi évidence de la présence de l'anglais dans une
victoire qui n'est plus à conquérir de l' "empire informel" du projet
américain depuis ses origines* mais qui obéit comme par nature à la dynamique
du marché et aux impératifs de la globalisation.
Les dégâts sont visibles chaque
jour, il suffit de se rendre dans les cathédrales de la consommation, d'en
regarder les icônes, d'en lire les préceptes pour constater combien l'emprise
s'accentue. Dans une sorte de clinquant promotionnel, dans une sorte de désert
critique, la langue se meurt, écrasée par ses progénitures excitées, devenues
incapables de créer quoi que ce soit sans le recours aux dogmes de
l'empire.
Pas de rébellion, pas de
distance, pas de malaise. La résistance elle-même s'origine ailleurs et porte
une terminologie qu'elle exporte sans trouver aucun obstacle à son intégration.
Pas de valeurs non plus qui ne peuvent se matérialiser que dans une posture où
seule la langue permet de construire des ponts entre la réalité et la place de
chacun et de chaque culture en son sein.
Ce petit-anglais du bourrage et
de la liquéfaction, pauvre, caricatural, hâbleur, creux, n'a pas comme projet
d'être compris, ni même parlé, il fonctionne comme un recours à une sorte
d'aide linguistico-technologique, une sorte de bande-son pour que chacun
effectue sa propre promotion sans reste, sans résidu et prend petit à petit la
place de ce qui pourrait "se dire ", c'est à dire aller chercher dans
une élaboration la configuration verbale la plus proche de l'expérience pour la
transmettre, et travailler, autrement dit, l'enracinement des mots en soi, avec
l'inévitable jeu, au sens d'espace et de contact ludique qui accompagne cet
effort.
Dans le contexte de ce plaquage,
pas d'expérience, pas de silence préalable pour évaluer, donner au mot son
poids dans l'élaboration du discours, le couvercle du cliché se ferme sur la
pensée sur soi et sur la capacité d'écoute de celui à qui elle s'adresse avec
cet américanisme qui est supposé "tout" dire sans le travail de
l'ambiguïté nécessaire à tout acte de parole.
Que cet invasion ne réveille que
si peu de conscience de ce qui est en cause et en jeu à travers son imposition
et l'impossible marche arrière de son avancée sur les territoires des
représentations qu'on lui a choisi est parfois insupportable.
Le silence majeur de tout
un peuple autour de ce lent effacement de milliers d'années d'histoire et de
travail de la langue sur elle-même, autour de ce qui se nomme une culture,
présente au sein de chaque institution, de chaque cité, de chaque lutte, est la
démarche de stérilisation la plus massive que nous ayons eu à subir depuis
certaines invasions encore fraîches aux mémoires. Il en va également bien
sûr d'un "état d'esprit" comme on dit, qui est placardé sur les
façons de se dire, sur la façon de décrire et de vivre les rapports intimes ou
sociaux, de déterminer les habitus, autrement dit, d'un dépeçage culturel total
qui, et c'est là que les bras nous tombent, s'opère dans la plus grande
inconscience de ses conséquences voire avec, comme pour toute position à
contre-courant, la condamnation à l'exclusion
qui caractérise toutes les manifestations de ce qui se veut non plus "hors
norme" mais "Hors mode" . EG
* Terme utilisé par
William Appleman Williams dans son ouvrage The tragedy of American diplomacy