10.30.2019

New-York Octobre 2. Whitney Museum Rachel Harrison and Co.

Face à un spectateur qui, en affinant chaque jour davantage son goût, ressemble de plus en plus, pour lui à un spectre évanescent, l'artiste se meut dans une atmosphère de plus en plus libre et raréfiée, et commence la migration qui, à partir du tissu vif de la société, le poussera vers le no man's land hyperboréen de l'esthéticité et où il finira par ressembler  au Catoblepas de la Tentation de Saint Antoine, qui dévore sans s'en apercevoir ses propres extrémités.

Giorgio Agamben. L'homme sans contenu p.31





Rachel Harrison a déposé des signes dans cet espace généreux.
Mais je ne comprends pas ce qu'elle cherche à me dire.
Je souhaiterais pouvoir arrêter mon regard sur la sueur et le tremblement, la vibration de l'effort intense et de ses limites, les moments de jonglerie et les raclements de gorge, de la tripe, de l'artère mais je passe à côté de ses jouets. Et dans leur silence condamné à la neutralité, ses autres visiteurs la croisent de la même façon que moi, sans rien en oser dire puisqu'elle est validée ici pleinement.
Des jouets amorphes tous plus innocents les uns que les autres, des jouets petits ou épais, larges ou légers, abandonnés là après avoir servi quelques instants. Servant de cause en eux-mêmes et pour eux-mêmes.
Rien n'a franchi le filtre impitoyable de leur mise bas et le tri des déchets inéluctable, des séparations douloureuses du bon grain de de l'ivraie, tout est là, affiché avec l'impudeur de la négligence, tout est pareil. Anodin. Aucune marque dans tous ces sauts devenus objets pour l'art, pour tous.
Ce qui sourd à bas bruit, c'est une sorte de note de fond, très stable, une note, très régulière aussi, d'ennui.
Celui qui présiderait à une conversation où plus personne n'aurait encore à dire mais qui continuerait malgré tout.
Un ennui plat, vertical et tri-dimensionnel, un ennui de la chose en voie de se faire, de la chose faite, du nivellement entre cette chose faite et les attentes la précédant, des attentes elles-mêmes réduites au passage à l'acte de la torsion, du jet. L'ennui immiscé dans la production elle-même, le manque cruel de peur ou de révolte, l'absence de savoir-faire et la rencontre des limites, tout ça  écrasé sans bruit par une colossale indifférence, un "peu importe" universel.
Quand cette apologie du nul touche l'horizon métaphysique de l'art, c'est l'affreux constat de son incapacité à sauver quoi ou qui que ce soit, réduit qu'il est devenu aux spasmes de la tendance et à son effacement structurel.  
Ce qu'il se doit de porter, la suite incessante des soubresauts de la mode réduisant sa force de parole au discours sur lui-même, à la clôture sur chacun de ses essais comme ne devant répondre que de lui-même. 
Sous-tendue sa propre adulation, son miroitement comme fruit d'une énergie pure mais insensée.
Condamné à demeurer en surface sous peine de disparaitre entièrement, à ne pouvoir qu'effleurer les temps de son mouvement sans intégrer le but de ce mouvement lui-même. 
Pas de centrage, pas d'immobilité, pas de sidération.
Un présent spacialisé où rien n'a aucune sorte d'importance.
Chaque production étant vouée avant même sa conception à devoir disparaître,  des mémoires, des écrans, des archives, tout de son éventuelle importance réduit à la pulsation de l'anéantissement, aux prises avec la seule insignifiance de sa raison d'être.
Rachel Harrison présente son travail mais elle n'est pas présente.
Elle donne à voir une suite d'artefacts qui auraient parfaitement pu et sans autre forme de procès, être différents, ailleurs, plus tard, plus tôt, et n'ont de compte à rendre qu'au fait d'avoir été émis, un jour, émission qui va de pair avec l'exhibition, sans lien, sans espace, sans cause et, c'est terrible, surtout sans effet.
Ses choses n'ont à se justifier que du fait qu'elle les a osées.
Cette clôture sur soi laisse dans l'air un pesant néant

"Que l'oeuvre d'art, au contraire, soit offerte à la jouissance esthétique et que son aspect formel soit apprécié et analysé, cela reste encore loin de l'accès à la structure essentielle de l'oeuvre, c'est à dire à l'origine qui en elle se donne et se réserve. L'esthétique est par conséquent incapable de penser l'art selon son statut propre et - tant qu'il reste prisonnier d'une perspective esthétique- l'essence même de l'art reste fermée à l'homme. Cette structure originelle de l'oeuvre d'art est aujourd'hui voilée. Au pont extrême de son destin métaphysique, l'art est devenu une puissance nihiliste, un " néant s'auto-anéantissant", erre dans le desert de la terra aesthetica et tourne éternellement autour de son déchirement."
Girogio Agamben L'homme sans contenu p.166



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