Extrait du recueil de poésies sous plastiques "Petite Politique" Les choses.
C
https://youtu.be/WGinkU87VxY
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https://youtu.be/WGinkU87VxY
Dans un système traditionnel, la culture n'existe que dans l'acte de sa transmission, c'est à dire dans l'acte vivant de sa tradition. Entre passé et présent, entre vieux et neuf, il n'y a pas de solution de continuité, parce que tout objet transmet à chaque instant sans résidu le système de croyance et de notions qui en lui a trouvé expression. Et même, pour être plus précis, dans un tel système, on ne peut parler de la culture indépendamment de sa transmission parce qu'il n'existe pas de patrimoine accumulé d'idées et de préceptes qui constitue l'objet séparé de la transmission et dont la réalité est en soi une valeur. Dans un système mythico-traditionnel, entre acte de transmission et chose à transmettre il existe en revanche une identité absolue, au sens où il n'y a d'autre valeur,ni éthique, ni religieuse, ni esthétique en dehors de l'acte-même de transmission. Une inadéquation, un écart entre acte de transmission et chose à transmettre et une valorisation de cette dernière indépendamment de sa transmission n'apparaissent que lorsque la tradition perd de sa force vitale et constituent le fondement d'un phénomène caractéristique des société non-traditionnelles : l'accumulation de la culture. En effet, contrairement à ce qui peut apparaître à première vue, la rupture de la tradition ne signifie en aucun cas la perte ou la dévalorisation du passé : il est même probable que seulement alors le passé se révèle en tant que tel avec un poids et une influence inconnus auparavant. Perte de la tradition signifie en revanche que le passé a perdu sa transmissibilité, et, tant qu'on aura pas trouvé un moyen d'entrer en rapport avec lui, il peut n'être désormais qu'objet d'accumulation. Dans cette situation, l'homme conserve donc intégralement son hérédité culturelle et la valeur de celle-ci se multiplie même vertigineusement : mais il perd la possibilité d'e tirer les critères de son action et de son salut et, avec cela, le seul lien concret où, e s'interrogeant sur ses origines et sur son destin, il lui est donné de fonder le présent comme rapport entre le passé et le futur.
Giorgio Agamben. L'Homme sans contenu p.175
Stylo " Apple Pad " irréparable .
Trois ans d'un usage plutôt modéré.
Faisant sur les présentoires déjà figure de pièce de musée aux côtés du nouveau modèle.
Incompatible.
Pourtant, pourtant
Le point de centrage, le point sensible autour duquel devrait tourner un changement de posture face à l'hyper modernité, ce n'est pas un retour ascètique et totalitaire aux plumes d'oies ni à la tablette de cire.
La réalité de l'usage et de la consommation outranciers de quelque matière que ce soit posera toujours les mêmes questions de la saturation de leur exploitation et des dégâts environnementaux envisagés pour qu'elles subviennent à nos besoins. Les champs de quinoa à perte de vue ne sont pas moins destructeurs d'écosystèmes que les champs de productions d'huile de palme.
Ce point qui devrait interroger d'une façon radicale l'obscolescence matérielle ou tendancielle programmée est surtout celui de la formation d'artisans et de la dimension avant tout temporelle de leur action.
"Réparer" demande du temps, demande à la fois pour acquérir ce savoir-faire et pour le mettre en pratique un temps qui a été condamné lui aussi à l'obsolescence.
"Réparer" demande un savoir-faire, une compétence acquise sur du temps donc, et coûteuse, demande aussi la création d'une capacité diagnostique.
"Vendre", non, il suffit d'apprendre un certain texte laudateur sur le produit, de sourire, d'être patient, de ne pas donc se risquer à prendre des décisions qui puissent agir concrètement sur le produit concerné.
"Réparer" c'est une façon de donner à l'objet son statut d'objet, une façon de l'extraire de son aliénation de produit, de lui reconnaître un droit à la temporalité, à l'usure, et à la rémission, le soumettre au même rythme que toute existence. C'est aussi lui permettre d'accompagner une vie pendant un temps suffisamment long pour qu'une sorte de lien, fût-il ténu et impalpable, s'installe et le hisse au rang d'un témoignage.
L'obsolescence est un culte de la décrépitude, une forme d'euthanasie planifiée plongeant des milliards de "petites choses" dans l'Adès de l'inutile sans leur laisser le temps d'investir leur rôle de porteuses d'histoire, sans leur permettre de conquérir leur vertu anthropologique.
C'est aussi le choix de l'écrasement du savoir-faire du doigt et de l'oeil de l'artisan au profit de l'aveuglement des moyens et des buts de la chaîne fordienne et de l'automatisation malthusienne des âmes.
Ce temps intermédiaire dû à la réparation existe toujours mais il a été réduit à une durée, il a quitté les ateliers pour s'écouler dans l'obscurité de millions de containers, temps non de la manipulation ou de la réparation mais du seul transport, qui lui non plus ne nécessite de la part des factotums pas de savoir-faire ni de capacité diagnostique.
Le consumérisme n'est pas une maladie du rapport à la chose consommée mais une pathologie du rapport à la durée.
Il est inconcevable de penser une humanité qui se détache de son faber ou de son goût pour l'artifice et le décor. Nous sommes faits de paroles et de choses, ce sont nos deux excroissances, ce sont ces choses mêmes, une fois nos sons disparus, qui laissent seules le témoignage irremplaçable de notre existence. L'objet nous désigne, nous installe dans le temps à nos places, spécifie notre appartenance et notre altérité, nous hisse au rang d'individu, attaché comme des signes de son unicité et de sa spécificité, à ses "petites choses" que non seulement il possède mais qui plus encore le désignent ou qualifient son rapport à l'autre comme signe.
Tout ce qui contribue à la "décoration de soi" sous toutes les formes, fonctionnelles, domestiques, immobilières ou esthétiques envisageables fait partie de l'élan de reconstruction post-paradisiaque, les "petites choses" au-delà de leur fonctionnalité et peut-être plus qu'elle, ont la tâche de nous permettre de ne plus marcher nus.
Elles sont les témoins de notre immersion désabusée dans l'humanité et dans l'histoire.
La construction de cette spécificité humaine dans laquelle l'objet joue un rôle à part entière de marqueur d'identité collective et individuelle a comme matrice cette projection dans une dimension historique.
Ce qui a été modifié dans la tourmente du consumérisme de masse, c'est la fonction de support historique dont ces "petites choses" ont la fonction. Marquage temporel et marquage personnel au sein du groupe d'appartenance.
En rendant l'objet inapte à porter un pan de chaque histoire par sa condamnation à l'éphémèrité, à une sorte de destin de mort-né où, avant même d'être mis sur la marché, il est déjà envisagé comme devant devenir déchet et être remplacé par un successeur qui lui aussi sera conçu dans ce même esprit d'obsolescence, nous lui ravissons également sa capacité à nous suivre dans un flux générationnel et à pouvoir le faire suivre pendant un temps suffisamment long pour lui permettre de porter lui aussi les marques des évènements qui se succèdent et à déchosifier la consommation pour en faire un usage, et ce faisant à déchosifier le consommateur en les inscrivant dans le temps, dans l'avènement d'une histoire.EG