4.12.2020

La politique du Samaritain



Discours de Cuomo, Gouverneur de l'état de New York


Dans son discours de remerciement pour le don de plusieurs ventilateurs effectué par un hospice aux hôpitaux moins équipés de NY, Cuomo met en scène, les uns après les autres, d'une façon éclairante quelques-uns des stéréotypes fondamentaux sur la "façon d'être" attendue de la part des citoyens américains.
Dans ce contexte particulier comme dans des circonstances moins exceptionnelles, on retrouve la dimension de l'individu seul face à ses choix et supposé mettre en oeuvre le meilleur de lui-même pour aider son prochain : "People can really  show you how great they can be",.
Le discours est d'un bout à l'autre émaillé de termes ayant comme référence des qualités morales et leurs mises en pratique par le don et l'entraide : "This is so symbolic of what we want to be, everything we aspire to be". "Be more generous, more gracious, give that love".
Le geste est uniquement ramené à sa valeur affective, à sa puissance morale, et réduit à sa charge émotionnelle : "What an incredible, beautiful gesture"  et le discours s'achève sur l'évocation de dieu supposé bénir les auditeurs.
Ces références sont omniprésentes dans le discours "politique" et le système de "valeur-croyance" * américains. Sanders en a une nouvelle fois donné un exemple en évoquant, il y a quelques semaines, avec un niveau d'émotion presque sacerdotale, la recherche de l'"Amour" comme programme majeur de changement  et objectif quasiment apostolique de sa campagne et les termes de "haine", "discours haineux" utilisés dans presque tous les contextes de possible débat jusqu'à créer leur propre saturation signifiante, sont devenus le support, utilisé au détour de chaque commentaire, de chaque récrimination, de projections de toute forme d'opposition sensée se manifester contre un but idéalisé de paix sociale, de réhabilitation des status minoritaires et d'uniformité,  enfin quittes de tensions intergroupales "négatives" et toujours imputées à "l'autre".
Le champ lexical, au-delà de son expression immédiate est à la fois producteur et agent de sens collectif. Mobilisateur par ce qu'il induit et inflige de cadre de référence commun, c'est à dire aussi standardisable, il donne à la façon d'envisager n'importe quelle situation sociale et les questions inévitables qui devraient lui être assignées comme, d'une certaine façon résolue. 
C'est en partie la fonction de tout "mot-valise", ou "mot-support", ou signifiant-consensuel, catch-phrase, de donner par le poids de leur évidence acquise  qui ne va pas se chercher dans un processus d'élaboration d'une pensée individuelle mais s'impose de l'extérieur comme porteuse de  "la" réalité partagée, par aussi l'extrême souplesse et le flou sémantiques de leur usage,  de border une problématique, de la limiter sous les illusions d'une définition collective commune.
Mis à part le déni de la  dimension de complexité et des croisements de valeurs peu ou mal définies mais actives de tout rassemblement ou fait humain  sous quelque forme qu'il soit qu'ils occultent, ils sont suffisamment poreux, flexibles et sujets à des quantités et des variations de projections personnelles, elles aussi toujours mal identifiées, pour servir à couvrir à peu de frais la pénétration  et le rassemblement de contenus idéologiques, émotionnels ou sémantiques divers non clairement identifiés eux non plus de ces deux éléments toujours utilisés en dépendance et en miroir.
L'usage latent de cette dichotomie  binaire assez caricaturale comme socle du discours progressiste avec la charge latente de son histoire et ses racines religieuses, fait l'impasse sur le sens même du politique comme discours et pratique de distance permettant une anticipation et une projection  au mieux "rationnelle" des enjeux sociétaux, donc au maximum désubjectivée. 
Il est peut-être nécessaire de préciser ici briévement en quoi consiste la spécificité du "fait politique" :  "L'état, de même que la politique, est l'ensemble organisé des procédés et des procédures du pouvoir destinés à éliminer ou à résoudre les conflits intérieurs ou extérieurs " A ceci peut-être ajouté la vision socratique de l'exercice du pouvoir "car les désirs des individus sont par essence en conflit entre eux et ne peuvent que conduire à la destruction de l'unité, à la lutte des factions,  à la révolte de ceux qui se voient exclus des avantages auxquels ils pensent avoir un titre. Le bien de l'état, le seul vrai bien est son unité même" Et plus important peut-être pour notre propos : "il sera atteint là où ceux qui détiennent le pouvoir et qui ainsi disposent du moyen d'éduquer les autres sont raisonnables, c'est à dire déterminent ce qui découle du principe même d'intérêt général placé au-dessus de tout intérêt de faction et que, le cas échéant ils soumettront par la force à  loi commune."   **
Dans un tel système libéral de privatisation et de marchandisation de tout bien, il est impossible de raisonner en terme de dépendance factuelle et d'interactions des différentes parties, groupes, personnes, les unes avec les autres, de faire appel à un sens de l'évènement pris comme évènement collectif nécessitant donc des réponses générales prenant en compte à la fois les diversités et la cohésion sociale et qui impliqueraient ici par exemple le  choix du déplacement si besoin de qualifications, de matériel etc. d'un point à l'autre en tant que mesure politique pertinente ponctuelle et partie d'une perspective générale étendue à l'ensemble de la situation.
Le fait de ramener ces transferts, ici de matériel, et de louer aussi clairement cet acte en le liant au seul BON VOULOIR des acteurs, réduit ce qui est du ressort d'une vision organisatice de la réponse à la crise à une "oeuvre" marquant un état d'esprit, par nature arbitraire, et une nouvelle fois réduit à la vision individualisante de l'action au sein du social.
Ce discours s'appuie sur les mêmes préceptes de mélioration de soi, d'appel à l'amour du prochain, de recherche du meilleur en soi pour faire face à la crise, de solidarité à construire au nom des principes de la bonté et du juste déterminés non comme une réponse politique mais comme une réponse à donner dans une sorte de "parcours" personnel.  C'est toujours à travers une vision moléculaire du social que le capitalisme  s'adresse à "la foule" : "Contrairement au fascisme, la machine capitaliste totalitaire s'arrange pour diviser, particulariser, et moléculariser les travailleurs, exploitant en même temps leur désirs potentiels. Ces machines infiltrent les rangs des travailleurs, de leurs familles, de leurs couples, de leur enfance, elles s'installent au coeur même de la subjectivité des travailleurs et de leur vision du monde. Le capitalisme craint les rassemblements à grande échelle. Son but est d'avoir des systèmes d'auto-régulation à disposition. Ce rôle de régulation est donné à l'état et aux mécanismes de contractualisation entre "partenaires sociaux ".***
Ce qui est mis une fois de plus en avant, c'est la capacité à RESSENTIR , des émotions, des affects et à les POSITIVER en leur faisant prendre au mieux les contours d'une posture chrétienne qui tairait son nom et ses préceptes de base face au "prochain" . 
Il s'agit évidemment de donner ce qu'on a à ceux qui n'ont pas, un des principe des évangiles, non de questionner la répartition des biens et son bien fondé social.
Faire appel et remercier "la bonté", la "générosité," des donateurs permet de cibler ce qui est attendu en terme d'effort à accomplir par les personnes prises comme îlots séparés et supposées maîtresses de leur choix. La "sanction" étant la possibilité que le geste lorsqu'il est accompli permette de sonder la profondeur des sentiments "d'amour" des prestataires. 
Mais le bien, pour pouvoir s'exercer nécessite qu'on soit persuadé de le détenir, il a quelques difficultés à ressembler au bien détenu par son voisin. Le bien a, quoi qu'on en pense, la part belle dans le cadre de la bienfaisance et de toute sa démarche latente d'étayage du pouvoir qui s'exerce derrière le contrôle social et le contrôle de la distribution des biens. Le problème a été posé en toute clarté par Platon ( et peut-être déjà Socrate) : on ne peut pas dire de quelque chose, action, institution etc. qu'elle est bonne avant qu'on ne sache ce que le terme bon désigne. toute la philosophie morale de l'Antiquité n'est qu'une succession de tentatives pour répondre à cette question."*****.  

 La dichotomie " Haine ",  "Amour" est un des points d'appui majeurs de toute la vision nord-américaine du programme politique et des références idéologiques et mythiques qui la fondent, c'est à dire en fait la négation par les bons sentiments de la nécessaire dimension radicalement non affective du projet de "gouvernance", projet qui se doit de mettre des bornes, de réduire l'impact de l'arbitraire de tout choix effectué sous la pression des émotions, fussent-elles la cupidité illimitée et l'ambition dévorante,  au détriment du recul inhérent au choix politique par essence envisagé comme neutre, ou devant au maximum se neutraliser, c'est à dire pouvant également bénéficier, sans affirmer de "penchants",  à tous les citoyens dont il a la responsabilité.
Mais dans cette mise en avant de l'acte de don, que Cuomo récupère  à son compte comme une sorte de leçon de conduite, et comme "inspirant", et "source d'énergie", ce qui est occulté c'est toute la part de la dimension de réalité collective en-deçà du mythe et des choix décisionnels qu'elle implique et dont il est censé être le porte-parole.
C'est ici, une vision très claire des options de choix au sein des hiérarchies sociétales comme  se revendiquant comme avant tout moraux, donc supposés ressortir au domaine de choix strictement privés et non comme traduction d'une volonté d'organisation collective pouvant inclure tous les niveaux sociaux et envisager les actions comme devant toucher l'ensemble de la société, composée d'éléments interdépendants et par essence systémique.
L'acte caritatif impose une hiérarchie dans la place octroyée au receveur et au donateur. Qui dit hiérarchie dit évidemment aussi pouvoir, ne serait-ce que dans ce qui peut, suivant les "qualités humaines" du donateur, être offert ou non.  
C'est une des formes les plus insidieuses de l'exercice de la domination "pour le bien" présumé et jamais argumenté pour lui en tant qu'égal potentiel, du récepteur, et un des  éléments constitutifs, sous diverses formes, de l'oeuvre missionariale chrétienne et universalisante de l'Occident, de la découverte du Nouveau monde à la mise en place des Bonnes oeuvres du 19ième siècle, aux ONG, en passant par les déboires du colonialisme et les strates stigmatisantes cachées des discours antiracisme, toute cette  organisation factuelle et moralement justifiable des rappors hiérarchiques inhérents au capitalisme.
Domination qui, sous couvert de philanthropie, et pouvant au moindre revirement des équilibres, se transformer en répression massive, est aussi la domination du désir. Ce à quoi répond en effet le geste charitable, c'est à un besoin étiqueté, repéré chez le bénéficiaire, qui, en même temps que le don s'effectue, tait son désir, c'est à dire sa capacité à se placer dans ce même système comme sujet porteur d'une parole unique  et spécifique aux côtés de tous les acteurs sociaux.
Ce qui est également sous-tendu par  cette élévation de l'acte caritatif au rang d'acte politique, c'est la posture sous-jacente de gestionnaire de l'état, comme une forme de terme au bout duquel règne l'individualisation forcenée et qui aboutit pour le politique à n'être plus que la facilitation des échanges entre entités séparées, modèles de référence ultime du néolibéralisme et supposées " donner le meilleur d'elles-mêmes, jour après jour sur la chaîne automatisée et évaluable de leur vie,  et non l'élément par essence penseur d'une société composite et complexe ayant un projet touchant cet esemble complexe qu'il serait censé penser et incarner momentanément.
Le champ d'action du politique n'est pas celui de l'action d'une oeuvre caritative, il doit être prudent avec le bien car il amène inévitablement, de par son aliénation à son opposé le mal, dans son sillage des fantasmes d'épuration, de nettoyage moral nécessaires pour l'atteindre et on sait où, chaque fois, cela mène. Si ce n'est que chaque fois, après quelques excès, ayant remis la légitimité des éléments de l'altérité contaminée en place, le bien en change et que sa recherche ouvre des horizons de purification nouveaux.


* Taguieff  "La force du préjugé"

** Article Philosophie politique  E. U Eric  Weil 2018

*** Everybody wants to be a Fascist : Félix Guattari  Chaosophy, Everybody wants to be a fascist, p.167-169/ Published by Semiotext(e)2007 Wilshire Blvd., Suite 427, Los Angeles, CA 90057

**** Article " Philosophie morale E.U Eric Weil 2018


Ce qui ne nous tue pas ... N°2