Petites catastrophes communes
Un petit plaidoyer pour la bienséance, la politesse, la courtoisie, le respect, la distance, l'éducation, le maintien, la délicatesse, la gentillesse, et tant d'autres "qualités" qui assouplissent les angles, donnent à la vie quotidienne un peu de légèreté, aménagent l'espace entre les individus, aident à lutter contre les ulcères, les cancers, l'hypertension , augmentent les défenses immunitaires, tout ça à un coût journalier somme toute très bas.
Une des choses qui, ici, rendent, ou peut-être rendaient, la vie plus simple, plus souple c'est la capacité des gens à se saluer lorsqu'ils se croisent. Se regarder, et se saluer : Bonjour, bonsoir.
Nous sommes dans un tel état de déréliction des codes d'échange, dans un tel appauvrissement du contenu de ce qui qualifierait un "lien social" quotidien que cela peut, de l'extérieur et lorsqu'on est totalement immergé dans le rouleau compresseur anéantissant de la socialisation de masse, sembler dérisoire.
Dans l'ouvrage collectif traitant de l'arrogance comme expression d'une " forme culturelle " de la post modernité capitalistique, Geneviève Koubi met en relation "le dogme de responsabilisation, enjoignant les acteurs et les sujets à ds'impliquer dans les processus de décomposition des interdépendances sociales qui soutenaient pourtant la considération et le respect, la maîtrise de soi et sur un tout autre terrain , le contrôle des pouvoirs constitués"*
Et c'est peut-être avant tout dans la relégation par la " surdétermination culturelle de l'arrogance "* de ces codes de bienséance minimaux, ce que Alain Caillé nomme la "socialité primaire" au rang de futilité que peut se questionner le progressif effondrement de ce qui tient ensemble nos valeurs sociales, nos codes communs, notre capacité d'ouverture à l'autre et notre degré de civilité.
Dans son ouvrage "La clinique du pouvoir" Eugène Enriquez* évoque le "besoin des individus de vivre dans des structures stabilisées afin de prévoir les comportements des autres acteurs et d'orienter leur propre conduite à leur égard", il rattache cette nécessité à "un besoin plus fondamental de sécurité qui entraine des actions pour rendre familier l'inconnu" et c'est bien dans cette zone d'inconnu que se maintient l'autre croisé avec qui ne s'échange pas de "signe" de vie sociale commune en l'absence en quelque sorte d'un mot de passe donné de sa présence sur un territoire partagé.
On ne peut pas constater cette déperdition collective des codes de présentation et de reconnaissance sans y voir travaillant d'une façon sous-jacente l'effritement des forces liantes transversales à l'oeuvre dans toute cohésion sociale et dans toute collectivité.
Cette pratique de signalement bref, partagé, d'un moment commun de RECONNAISSANCE réciproque est fondamentale avant tout par son rôle apaisant : dire bonjour signifie la prise en compte de l'existence de l'autre, brièvement et sans projection à venir, dans le temps et l'espace où cette présence doit, génétique oblige, être nécessairement évaluée en terme de sûreté. Le simple évitement du regard donne un signe suffisant pour qu'on se doive d'accomplir une forme d''évaluation de posture, fût-elle purement inconsciente, et implique en retour de créer un lieu psychique pour les projections autour de ce que cet autre qui nous nie également nous "veut" lui aussi. Un travail fait évidemment sans qu'en apparaisse la conscience mais basé sur la protection agressive, évidente et naturelle, de soi, impliquant dans sa mise en route une part d'énergie extrêmement importante même et surtout si elle se porte sur la dynamique du déni. Il est en effet impossible de ne pas " voir" cette personne qui vous ignore et que vous ignorez en retour, et comme tout ce qui est VU, il faut en faire une évaluation immédiate.
On pourrait imaginer qu'étant dans le champ de l'effacement, du négatif, c'est un non-acte psychique mais c'est tout le contraire, dans ce travail de "faire comme si" on ne se voyait pas, ce qui est, physiologiquement, simplement impossible, on ne peut faire l'économie de se reconnaître, le cerveau puisqu'il est en jeu dans cette sorte de fuite, a recours à tout son attirail de catégorisation, il ouvre grand les vannes des idéations , elles aussi totalement inconscientes et primaires et plus encore puisqu'il ne trouve rien qui le freine en lui RÉPONDANT.
Le bonjour pacifie donc ce temps, comme une sorte de commun accord de cordialité (et de non-agression surtout) respective sur le fait que de part et d'autre, chacun est reconnu comme existant et respectable de l'être.
Mon voisin martiniquais et moi-même avons complètement échoué dans la mise en place sobre mais sans équivoque de ce rituel. Au début, j'avais le sentiment à chaque fois que je le croisais qu'il me fallait aller lui arracher son salut en réponse au mien. Evidemment, ce qui est évoqué plus haut se met alors en marche : pourquoi ? Que se passe-t-il entre lui et moi etc ? Est-ce parce que je suis blanche, vieille ? seule ?
Autrement dit, ce que le bonjour neutralise de la boîte à fantasme en ne l'ouvrant pas ne peut QUE se dévider sous un mode toujours persécutif au gré de l'imaginaire prêt à sévir et appeler, même uniquement au plan neuronal inconscient, une RÉACTION, c'est à dire le choix d'une réponse, que celle-ci se manifeste dans un acte ou non.
Et puis face à cette reconduction si fréquente d'une manifestation de ce qui ne peut qu'être lu comme de l'hostilité difficile à négocier, j'ai fait le choix de ne plus lui dire bonjour. Et donc aujourd'hui, alors que les portes de nos appartements sont à moins d'un mètre l'une de l'autre et qu'il attendait face à la sienne que son fils enlève ses chaussures avant d'entrer, je suis passée devant eux comme SI ILS N'EXISTAIENT pas.
Cet effort d'indifférence a été certainement plus coûteux en énergie que le mouvement de tête d'un bonjour partagé.
Pour lui et pour moi.
Mais ça, je pense qu'il ne le sait pas.EG
* Eugène Enriquez "Clinique du pouvoir "Les figures du maître , Ed. Eres 2012, p.58
** Geneviève Koubi " L'arrogance, forme culturelle de la mondialisation" dans L'arrogance " sous la direction de E. Enriquez Edition In press 2012 p.77
Nous sommes dans un tel état de déréliction des codes d'échange, dans un tel appauvrissement du contenu de ce qui qualifierait un "lien social" quotidien que cela peut, de l'extérieur et lorsqu'on est totalement immergé dans le rouleau compresseur anéantissant de la socialisation de masse, sembler dérisoire.
Dans l'ouvrage collectif traitant de l'arrogance comme expression d'une " forme culturelle " de la post modernité capitalistique, Geneviève Koubi met en relation "le dogme de responsabilisation, enjoignant les acteurs et les sujets à ds'impliquer dans les processus de décomposition des interdépendances sociales qui soutenaient pourtant la considération et le respect, la maîtrise de soi et sur un tout autre terrain , le contrôle des pouvoirs constitués"*
Et c'est peut-être avant tout dans la relégation par la " surdétermination culturelle de l'arrogance "* de ces codes de bienséance minimaux, ce que Alain Caillé nomme la "socialité primaire" au rang de futilité que peut se questionner le progressif effondrement de ce qui tient ensemble nos valeurs sociales, nos codes communs, notre capacité d'ouverture à l'autre et notre degré de civilité.
Dans son ouvrage "La clinique du pouvoir" Eugène Enriquez* évoque le "besoin des individus de vivre dans des structures stabilisées afin de prévoir les comportements des autres acteurs et d'orienter leur propre conduite à leur égard", il rattache cette nécessité à "un besoin plus fondamental de sécurité qui entraine des actions pour rendre familier l'inconnu" et c'est bien dans cette zone d'inconnu que se maintient l'autre croisé avec qui ne s'échange pas de "signe" de vie sociale commune en l'absence en quelque sorte d'un mot de passe donné de sa présence sur un territoire partagé.
On ne peut pas constater cette déperdition collective des codes de présentation et de reconnaissance sans y voir travaillant d'une façon sous-jacente l'effritement des forces liantes transversales à l'oeuvre dans toute cohésion sociale et dans toute collectivité.
Cette pratique de signalement bref, partagé, d'un moment commun de RECONNAISSANCE réciproque est fondamentale avant tout par son rôle apaisant : dire bonjour signifie la prise en compte de l'existence de l'autre, brièvement et sans projection à venir, dans le temps et l'espace où cette présence doit, génétique oblige, être nécessairement évaluée en terme de sûreté. Le simple évitement du regard donne un signe suffisant pour qu'on se doive d'accomplir une forme d''évaluation de posture, fût-elle purement inconsciente, et implique en retour de créer un lieu psychique pour les projections autour de ce que cet autre qui nous nie également nous "veut" lui aussi. Un travail fait évidemment sans qu'en apparaisse la conscience mais basé sur la protection agressive, évidente et naturelle, de soi, impliquant dans sa mise en route une part d'énergie extrêmement importante même et surtout si elle se porte sur la dynamique du déni. Il est en effet impossible de ne pas " voir" cette personne qui vous ignore et que vous ignorez en retour, et comme tout ce qui est VU, il faut en faire une évaluation immédiate.
On pourrait imaginer qu'étant dans le champ de l'effacement, du négatif, c'est un non-acte psychique mais c'est tout le contraire, dans ce travail de "faire comme si" on ne se voyait pas, ce qui est, physiologiquement, simplement impossible, on ne peut faire l'économie de se reconnaître, le cerveau puisqu'il est en jeu dans cette sorte de fuite, a recours à tout son attirail de catégorisation, il ouvre grand les vannes des idéations , elles aussi totalement inconscientes et primaires et plus encore puisqu'il ne trouve rien qui le freine en lui RÉPONDANT.
Le bonjour pacifie donc ce temps, comme une sorte de commun accord de cordialité (et de non-agression surtout) respective sur le fait que de part et d'autre, chacun est reconnu comme existant et respectable de l'être.
Mon voisin martiniquais et moi-même avons complètement échoué dans la mise en place sobre mais sans équivoque de ce rituel. Au début, j'avais le sentiment à chaque fois que je le croisais qu'il me fallait aller lui arracher son salut en réponse au mien. Evidemment, ce qui est évoqué plus haut se met alors en marche : pourquoi ? Que se passe-t-il entre lui et moi etc ? Est-ce parce que je suis blanche, vieille ? seule ?
Autrement dit, ce que le bonjour neutralise de la boîte à fantasme en ne l'ouvrant pas ne peut QUE se dévider sous un mode toujours persécutif au gré de l'imaginaire prêt à sévir et appeler, même uniquement au plan neuronal inconscient, une RÉACTION, c'est à dire le choix d'une réponse, que celle-ci se manifeste dans un acte ou non.
Et puis face à cette reconduction si fréquente d'une manifestation de ce qui ne peut qu'être lu comme de l'hostilité difficile à négocier, j'ai fait le choix de ne plus lui dire bonjour. Et donc aujourd'hui, alors que les portes de nos appartements sont à moins d'un mètre l'une de l'autre et qu'il attendait face à la sienne que son fils enlève ses chaussures avant d'entrer, je suis passée devant eux comme SI ILS N'EXISTAIENT pas.
Cet effort d'indifférence a été certainement plus coûteux en énergie que le mouvement de tête d'un bonjour partagé.
Pour lui et pour moi.
Mais ça, je pense qu'il ne le sait pas.EG
* Eugène Enriquez "Clinique du pouvoir "Les figures du maître , Ed. Eres 2012, p.58
** Geneviève Koubi " L'arrogance, forme culturelle de la mondialisation" dans L'arrogance " sous la direction de E. Enriquez Edition In press 2012 p.77