6.28.2020

On a cru N° 6 Février 2020


On a cru. On a créé ce qu'on a cru, on a promu ce qu'on a cru, on a effectué des allers et retours, emportant sur nos dos et dans nos charrettes tout ce qui nous reliait à notre au-delà, des affaires, des biens, des accessoires indispensables à nos célébrations. Nous avions besoin d’outils, de beaux outils pour nous assurer de la légitimité de notre mandat. On a emballé le réel avec nos babioles, on en a gravé la pierre, tenté d'immobiliser les lieux et les moments par des célébrations, on a croulé sous une dévotion toujours un peu excitante, une foi qu'on aurait mâché constamment entre nos dents pour lui donner la perfection digestible dont nous avions tant besoin, l'aura de la vérité infaillible.

Pour nous assurer du soutien de nos objets sacrés, on a versé dans des prosélytismes enflammés, coupé des cous, des bras, des jambes, créé des supplices d'un obsessionnel raffinement , des arrachements tatillons pour éradiquer le mal de nos vies, le mettre au plein jour de sa destruction sous nos yeux. On a regardé brûler, en nous sentant apaisés par ses cris, la bête extraite enfin des sombres dédales de nos pensées. Les traits tirés par tant de jouissance messianique mais un peu nauséeux à avoir dû tourner ainsi, nuit et jour, des mois durant autour des tas de chairs énucléées de nos hérétiques, un peu écœurés par une odeur que nous finissions toujours par reconnaître comme étant nôtre.

Revenant petit à petit à la raison, on a finalement accepté de cohabiter avec les quelques survivants, d'abord en nous faisant un peu prier par des instances théocratiques puis, l'habitude aidant, l'atonie de l'habitude, en réussissant à supporter sans se formaliser, de plus en plus souplement, c'est à dire en les noyant dans les nécessités du quotidien, toutes leurs exécrables coutumes, leurs psalmodies, les calendriers de leurs prosternations. Au nom d'une sorte d'intelligence collective durement gagnée, d'une conscience de notre rôle petit à petit maîtrisée, on devenait même lentement particulièrement tolérants. C’était stimulant. C’était risqué. En fait, conscience et intelligence s’imposaient presque à notre insu, venues, sans devoir perturber notre orgueil légendaire, des tréfonds, pour nous inaccessibles, de notre doute.

On s'est amollis, on a penché, d'abord imperceptiblement, puis de plus en plus arrimés à quelques certitudes, vers la croyance en l'acceptation et proclamé tout le bien qu’on en attendait avec les mêmes vibrations des cordes vocales que quand nous pourchassions, hurlant après elles, tous en chemises de drap blanc, pieds nus, chantant nos psaumes, les queues pointues des démons qui souhaitaient notre perte. Au fil des temps, traversant en tout sens des eaux troubles, il a fallu tout de même nous survivre. Après nos frayeurs vengeresses, nos processions ensanglantées de terreur eschatologique, il a fallu pour tous ne pas mourir sous les coups donnés puis reçus, hiérarchisés ou massifs, des guerres et des massacres qui nous échauffaient constamment la bile, alors on a construit des ponts dans l’épaisseur du réel, dans la quasi-certitude de notre extériorité définitive à sa présence, un peu à l'aveuglette, c'est à dire sans but bien conscient, nous sentant simplement saturés par notre propre acharnement à la destruction des corps, on a cherché à se rejoindre un peu mieux, on a convoité l'union, mais aussi, malgré notre application à désirer l'entente qu'on cherchait ainsi sans limite, vraisemblablement mus par une sotte mais tenace habitude, hasard, nécessité, qu'en savions-nous, nous avons pris la peine malgré tout de laisser au-dehors de nos coalitions devenues si chères à nos cœurs purifiés, un peu d'espace libéré de toute bonne volonté. On a développé le cru dans son potentiel humaniste, c’était vraiment une belle trouvaille pour calmer les esprits et adoucir les rancœurs, pour aussi cesser de perdre du temps à fourrager dans les bedaines encore tièdes et se remettre enfin sérieusement au travail.

On a souffert, souvent, longtemps, beaucoup, on s’est dit que c’était un signe, que toute l’ignominie de nos appétits devait bien se faire pardonner, se payer, on a regardé alors de côté pour voir où était celui qui portait la faute, le débauché plus débauché que nous qui générait par ses vices, des catastrophes d’une telle ampleur. On a beaucoup souffert, la liste des formes prises, toujours sans prévenir, par nos malheurs nous laissait stupéfaits, impuissants, une succession soumise à une telle capacité de renouvellement de l’horreur qu’on ne pouvait que l’attribuer à une force extrinsèque, créative, omniprésente à nous détailler jusque dans nos soupentes.

On essayait pourtant d’y voir mieux, d’y voir clair, de boucler tous ces indices inextricables dans une logique transparente, une attache causale qui nous libérerait pour un temps de la souffrance et de ses mystères. On savait, on savait sans pouvoir se le dire que tous les artifices, les falbalas, les décors cachaient mal notre plainte, que tous les psaumes et les incantations, au fond, ne scandaient que notre plainte. Notre gémissement premier et cette volonté de comprendre jamais pleinement rassasiée rejaillissaient par à-coups, chaque fois dans un fracas insupportable, dans les bruits des édifices qui s’effondrent et des paroles qui soudain deviennent inaudibles.

On a lu dans les étoiles, dans les vagues de froid au printemps, dans les marcs, dans les statistiques et les diagrammes, dans les entrailles de grenouilles, de cerfs, dans les propos délabrés des folles errant sur les routes. On s’est aussi dit que c’était par cycles, qu’il suffisait d’attendre. On a souffert, on s’est dit que c’était aligné sur le temps, alors on a souffert avec des buts, des échéances, des idées assez précises sur la rétribution de notre peine, sur une ultime justice qui viendrait à bout de l’instable et des vacillations infinies de notre position. Et puis, quand à force de travail, au prix d'un effort acharné, la souffrance s’est enfin allégée puis a subitement cessé, on s’est aperçu, plutôt piteusement qu’on en était rendus tout chose, qu’elle nous manquait, et qu’à sa place ce qu’on ressentait, comme une sorte de vague malaise, c’était de l’ennui. Et sans nous le dire non plus, on a trouvé que c’était pire.

On avait nos jokers bien en main cette fois, on les tenait pour de bon, sûrs de nous. Nos croyances pleines de fraîcheur en l’empathie, en la générosité, en l’égalité et en un tas d’autres choses suffisamment flexibles, extensibles à merci dans leurs applications pour toutes nous convenir plus ou moins, nous servaient de tremplin, de passe-partout. On en propulsait de nouvelles au zénith quand les anciennes commençaient à s’épuiser. Avec une nouvelle ferveur presque intacte, on dessinait de nouveaux liens, des passerelles, d’où on observait ensemble le vide soudain laissé sous nos pas par l'union où, à notre insu et notre étonnement, continuaient étrangement de grouiller encore çà et là quelques créatures assez difficiles à identifier, apparemment pourtant radicalement autres, mais bon an mal an, nous étions rassurés, assurés enfin dans la paix de notre place par l'accès direct au royaume immuable de la juste cause et de l’égalité.

On a cherché, parfois, une finitude où s’ouvrirait, immédiatement et pour des siècles, la conquête enfin achevée d’un lot commun à tous, dressé, tout comme sur les nôtres, sur les sépultures de nos voisins, mais nous n’aimions pas les voisinages. Nous voulions pénétrer sur des territoires vides de leur présence, le fait de savoir qu’ils se vouaient une ferveur identique à celle qui nous habitait quand nous célébrions notre association intouchable avec les forces occultes, les condamnait à disparaître, comme nous risquions de disparaître sous la question que leur mythologie absurde nous posait.

On continuait de boire, sous diverses formes, aux sources des lignages, ouvrant nos communautés, aux bords parfois indécis, aux perfections des races et des sexes en les refermant sur elles-mêmes presque jalousement. Sous l’étendard d’une identité unique dans le temps et, plus délicat, dans l’espace, on était supposés se tenir bien serrés les uns contre les autres, tous ensemble, apaisés enfin, nous aimant sans contrainte dans notre harmonie enfin révélée.
Mais une telle stabilité des humeurs nous a vite lassés. On continuait de croire aux sangs purs, on a pourtant cherché à les ancrer, victimes de nos anciens préjugés atticistes, dans une finalité collective. Ça marchait quelques temps aux prix de gros efforts mais nous laissait toujours consternés de voir, à chaque fois, que l’appropriation de l’essence qui nous était propre, qu’on arborait dans nos catégories, nos pensées, nos danses et sur nos peaux, dans l’encre de nos tatouages et aux fronts de nos totems était si exclusive de celle de nos semblables. Très vite, sans vraiment se le dire, on a commencé à chercher, là où certaines zones étaient restées sombres sous l’impeccable éclat de la justice universelle plébiscitée, s’il n’y avait pas quelque chose, quelqu’un qui sait, à redresser, afin de le faire accéder à l’extase libérale à nos côtés.

On était, dans nos gènes, des pédagogues, avides de transmettre notre savoir sur l’ensemble de la communauté humaine et son destin, savoir durement acquis au fil du temps mais péremptoire. Savoir validé à chaque nouvelle découverte sur la face cachée de la réalité par nos experts et nos guides. Pour faciliter cette passation, on a pensé utile de ressortir les outils que nous maîtrisions pleinement déjà. On a donc une fois de plus beaucoup haï et beaucoup cassé, ne sachant jamais vraiment ce qui était premier dans les raisons que l’on se donnait, de l’outrage ou de la vengeance. On a vibré des mêmes émotions philanthropiques en observant les résultats de nos certitudes allongés là, en désordre, sur les sols encore fumants. On a chanté les victoires, gorges ouvertes. Pendant que nos hymnes à la liberté enfin reconquise s'élevaient vers des cieux devenus cléments, on a appris à fermer les yeux sur les déchets recouvrant la conquête, ivres de l'excitation des grands dangers de l’aliénation enfin soumis. On a chanté quelques temps les victoires, puis on les a oubliées.
Forts de nos expérience passées, on a extrait des charniers quelques enfants en bas âge, afin de bien nous démontrer que nous n’en voulions pas à l’espèce, à qui nous souhaitions tout le bien possible, mais que notre mission d’éradication de la barbarie devait en passer par quelques prises de position radicales. Simplement, puisque il était nécessaire de nous justifier, nous n’avions pas de temps à perdre en processus de développement des consciences, toujours lents, et si souvent générateurs de grandes déceptions.

On ne pouvait pas s’y faire, on renâclait, on cherchait une voie moyenne, un équilibre, même relatif, on devrait tout de même bien réussir à tout planifier et contrôler, on ne pouvait pas imaginer qu’il n’y aurait pas de fond à l’insondable, pas de bord où s’appuyer autour du trou toujours béant de l’inconnu.
On voulait de l’ultime, de la vérité indéracinable brandie contre les zones obscures du présent et l’absence de sens des passés engloutis. On effectuait en permanence des révolutions du savoir. On les accompagnait par des objets nouveaux, toujours anticipant des besoins que nous étions incapables de formuler nous-mêmes et qui nous devenaient très vite indispensables. Notre mémoire n’avait plus lieu d’être puisqu’elle ne nous ouvrait les portes que de royaumes obsolètes. Ceux qui nous avaient précédés ne maîtrisaient pas les véritables enjeux, d’une certaine façon, on les plaignait, privés comme ils étaient de tout notre bagage de connaissances irréfutables. Il allait bien falloir un jour où l’autre pallier le grand relâchement de nos aînés, il allait bien falloir nous changer, et tout en ignorant ce qu’on allait chercher, tout en ne posant sur ce qu’on quittait que des suaires, on pouvait donner l’impression qu’on allait partir en souhaitant rester. C’était là, en partie, un terrain glissant.

Aidés par l’effervescence permanente, la grande gaieté subie grâce à la réincarnation incessante des loisirs technologiques et la plongée partielle dans l’oubli de notre impuissance à comprendre nos morbidités chroniques, on s’est libérés tous en chœur des efforts vains à consacrer à l’effort de se libérer, en tout état de cause et malgré les polémiques de plus en plus bruyantes sur les nouveaux objectifs radicaux du changement, on a dû s’avouer qu’on ne savait plus vraiment de quoi.

Pourtant, c’était quantifié, on croyait de mieux en mieux, on avait gagné en licence, en vraie démocratie des points de vue et des opinions, on posait nos avis sur chaque événement comme sur une nouvelle victoire, chaque commentaire comme les sellés sur le corps mort d'un ennemi. On maîtrisait, on savait, on le disait, haut, toujours très fort, près à sauter à la gorge du moindre opposant, on plantait à même ce savoir nos dents un peu cariées par les nourritures trop douces. On croyait d’une façon de plus en plus renseignée, rigoureuse. C'était semblait-il, en faisant toute leur place, quel que soit notre objet, à la tension générée par notre capacité analytique et à l'émotion continue provoquée par notre exaspération, le seul moyen d'éradiquer la peur du vide de nos esprits constamment échauffés.
On traçait, avec le déploiement toujours accru de nos ressources, un peu étourdis par leur prolifération si soudaine, des sortes de chemins qui mèneraient à des hospices, à des lieux encore hors d’accès où le monde dans son unicité et les messages qu’il révélerait nous deviendraient familiers, où une sensation d’apaisement, de destination enfin atteinte nous achèverait. En attendant, on adulait beaucoup, on adulait tous ensemble, on adulait nos images, on adulait nos mythes qui coulaient dans nos veines comme une histoire de l’évidence, on projetait dans notre nouvelle logique de l’efficacité rationnelle la compréhension de nos gloires déchues, la fascination pour une innovation permanente de nous-mêmes, on condamnait, avec une conviction argumentée, régulièrement pour maintenir le confort des rituels, certains membres de notre propre foule au bûcher de l’ignorance et du laisser-aller.

On se renouvelait. On s’améliorait. On s’optimisait. On se finalisait presque jour et nuit. Pourtant, sur cette ligne devenue enfin droite de notre devenir, on oscillait sans cesse entre notre folie, si souvent visible qu’il nous était impossible de la plier discrètement dans un coin de notre conscience collective, et nos volontés, appuyées de techniques orientales ayant résisté à l’épreuve du temps, de tirer de nous le meilleur, un meilleur actif, sans tache, un meilleur à conquérir sur les échelles de notre maîtrise qui nous permettrait enfin d’acquérir le plein accès à la perfection de nos rendements, qui nous permettrait de vraiment réussir. On a cru qu’un jour, l’empire de la raison dresserait ses propres bornes là où nous avancions en fermant les yeux, on pourrait enfin s’accrocher à la solide consistance qui nous garantirait contre notre impuissance et nos fébrilités. On a pensé alors que le monde, que les mondes allaient se révéler à nous dans leur unicité sans faille, qu’ils allaient nous donner le signal d’un vrai commencement, une réponse enfin inamovible à l’énigme de leur présence. Et surtout à l’énigme de la nôtre.

On a travaillé, beaucoup, à les révéler et, au fur et à mesure de ce qui venait se décrypter sous notre appétit fébrile, à les posséder aussi, à les amollir sous les frottements assidus de nos savoirs, à les rendre maîtrisables sous la coupe de notre intelligence de l’utile. Alors, bien calés sur l'efficacité sans fond de nos sciences, préservés de la quête enfin achevée du sacré et du flamboiement de tous ses avatars maintenant surannés, on a tout fait : creusé, ouvert, poussé, relié pour enfin savoir complètement. Mais chaque nouvelle certitude était suivie d’un rictus qui, après les premiers étonnements et les premiers spasmes du nouveau, remplaçait le sourire plein de béatitude de la découverte, au bout de quelques années, quand nous pouvions mesurer les effets assez paradoxaux de sa mise en pratique et les limites de son utilité.

On créait, avec notre création même, des déchets dont nous n'arrivions jamais à anticiper la nature, qui venaient chaque fois peser sur nos illusions. On allait mettre à nu la fonctionnalité de l’univers, l’innocenter en lui dévoilant sa finalité, sans ses esprits retors, sans ses démons et ses démiurges, sans ses gnomes et les dragons de ses Golgothas, sans les sagas qui continuaient à nous tenir couchés sous leur pesanteur. On allait transcender la nécessité humiliante du bien, apaiser l’inconfort de l’errance et de la solitude cosmique, s’organiser sans rendre de comptes, confier à des équipes ultra-lucides le traitement de nos disgrâces et le destin sans pitié de notre espèce élue.

Mais mus par notre créativité bienveillante, nous n’avons pas su extraire nos pupilles du miroir enfumé de nos cupidités et de l’aveuglement qu’elle traîne, attaché à leurs cous. Nous n'avons pas su nous suspendre au-dessus de notre propre temps, sentir la relativité de ses scansions et la disparition inéluctable qui ponctue tout essai. On croyait à notre pérennité, on croyait à l’inéluctabilité de notre présence. On a cru qu’on était chez nous.



EG Février 2020

Rédigé dans un grand silence recueilli, en plusieurs sessions, aux côtés des détenus, chacun occupé à mettre au clair son travail sur l’écran, dans la salle informatique de la Maison d’arrêt de Ducos


Ce qui ne nous tue pas ... N°2