10.30.2020

Requiem sur des cendres

Requiem sur des cendres
C'est tombé comme tomberait une pierre, j'imagine, brutalement, sur le sommet du crâne d'un promeneur. Quelqu'un qui serait en chemin, allant d'un point à un autre d'un pas alerte, abandonné à cet état de rêverie qui préside aux grandes expériences et aux pérégrinations croisées du dehors infini et des coins sombres du dedans.
C'est tombé dans une parole un peu grésillante à cause de la connexion, celle de cet homme à qui j'ai confié mon travail de plus de quinze années, toiles, photos, lorsque je suis partie sous les Tropiques.
Cet homme avec qui j'avais depuis longtemps des relations assez régulières, souvent interrompues brusquement quand je ruais dans les brancards de son incoercible besoin de me rallier à sa foi. Une sorte de lutte à mains nues entre son catholicisme vaguement radical et mon athéisme silencieux la plupart du temps, c'est à dire quand personne ne cherche à lui donner la bonne cambrure, à le redresser, à le faire revenir sous la tutelle d'un Dieu omniscient, totalement présent et déterminant nos pensées et la finalité de nos actions, nous clôturant dans un sens que lui seul maîtrise et accueillant nos demandes incessantes et nos plaintes dans son antre bienveillante.
La croix que brandissait cet homme comme une forme de certitude dans laquelle il cherchait à m'absorber me hérissait des pieds à la tête, nous finissions par des mots violents et plusieurs mois s'écoulaient avant que nous reprenions contact. Et c'est de ces allées et venues autour de son prosélytisme et de ma résistance, de son intérêt et de sa pratique aussi pour l'art, que m'est venue cette confiance suffisante pour lui confier jusqu'à nouvel ordre, c'est à dire jusque là, maintenant, moment de mon retour sur la terre mère, plus de quarante toiles de 2005 à 2010 environ, les digitaux de l'exposition " Plasturgie sur "L'Âge" des travaux sur carton, tout ce qui avait réussi à s'extraire de la nécessité de détruire qui avait repeint en blanc ou balancé pendant des années toutes les productions précédentes.
Une quarantaine de toiles.
Des impressions de séries digitales encadrées.
Environ.
Parce que la dernière fois, il y a quelques années, deux, trois, que nous nous sommes parlés au téléphone, par-dessus l'océan, il a une nouvelle fois explosé dans ses poussées oecuméniques et voulu me convaincre de ma perdition, de ma perte aussi, au regard de cet avantage offert par sa croyance en la trilogie dramaturgique chrétienne.
Je ne crois qu'au Doute.
Nous avons donc quelques difficultés à nous entendre et lorsque le niveau de nos voix craque dans un ultime choc entre l'aliénation sacerdotale et un certain nihilisme joyeux, ça raccroche : des noms d'oiseaux bien sûr, comme "Va te faire foutre".
Et le temps passe.
Mon travail de quinze ans reste malgré tout entre ses mains, pas vraiment d'autre choix, sauf lorsqu'il est (enfin) l'heure de le récupérer.
Et, c'est là que la pierre tombe, dans sa petite voix toujours un peu excitée, ricanante, quand il me dit, comme il me dirait Bonjour que :
"Tout a brûlé "
Comment ?
"Oui, il y a eu un incendie dans mon atelier et tout a brûlé, j'ai perdu deux sculptures, enfin il doit rester quatre ou cinq toiles, les boîtes en bois des digitaux ont brûlé aussi "
Et là, s'opère quelque chose qui reste en suspens : une pierre qui reste en suspens.
Il ne m'a pas prévenu.
Il n'a pas cru bon de me le dire.
Il n'a pas pensé utile, important, nécessaire, évident de me joindre et de m'en parler.
Il ne comprend pas pourquoi ce peut être "grave".
Il se demande pourquoi il a des relations si difficiles avec moi.
Il se met à parler sans respirer.
Il évoque sa prochaine expo.
Il évoque ses prochains projets sans cesse reconduits d'un "lieu de rencontre".
Il parle des individus qu'il a rencontrés et qui le soutiennent.
Pas un mot sur ce que cette "nouvelle" peut provoquer en moi qui ne le sait pas encore très bien, attendant le choc.
Une sorte de culpabilisation un peu nerveuse sur ma consternation en constatant le fait que "ça" provoque évidemment, évidemment pour moi, quelque chose.
15 années de travail, en cendres, pas le moindre mot de commisération, ou de regrets, pas la moindre excuse.
Un drôle de ricanement après avoir entendu le mot "responsabilité"
Alors que faire de ça ?
Il y a la colère, le sentiment consterné d'avoir affaire à un autre monde. Un monde où je ne comprends pas ce qui tient les gens les uns avec les autres, sur quelles bases ils se rapprochent ou s'éloignent. Où je ne mesure plus le poids de mots comme loyauté, honneur, engagement, parole.
Il y a aussi, assez furtivement, les questions sur les codes des comportements individuels générés par l'appartenance morale, pourtant assez guidée, au Catholicisme. 
L'idée que cette forme d'engagement tacite, c'est à dire sur parole est dorénavant sans aucune valeur et que j'aurais dû faire tout cela au regard du cadre tiers du droit et non à celui d'un Petit Jésus qui me semblait tout de même un peu garant d'une forme de fiabilité et de respect du sens moral commun.
Mais, une fois ce monsieur isolé, restent les "faits", ces toiles que je ne reverrai jamais sauf à les regarder dans leur petit rectangle sur l'écran comme la photo des trépassés qu'on pose sur la dalle en marbre qui les enferme à jamais.
Et face à l'ambivalence chronique à l'égard de ce qui sort de moi, en revoyant quelques-unes de ces toiles maintenant disparues, une sorte de vrai chagrin, sur chacune, comme si ce qui s'était consumé avait aussi révélé, au-delà des circonstances, ce qui me liait à elles et à mon travail, viscéralement, mais sans que je le sache.
De cette disparition dans les flammes et de l'indifférence de ce monsieur ou peut-être plutôt de sa lâcheté, sont entrain de sortir une apparition, douloureuse, et une implication plus lourde que je ne l'imaginais dans ce qui a vu le jour avec et sans moi, ces autres parties d'être chères, portées maintenant par ce vide soudain qui me les restitue.
Il vaut mieux savoir qu'on aime avant que ce qu'on aime disparaisse.
EG
 

 Série Salle d'attente
Allergies
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2009
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