L'intense travail de recherche autour des composants gustatifs, colorés, texturés, acoustiques de ce qui se nomme " ultraprocessed food" mise sur une des pertes collectives identifiables depuis une vingtaine d'année et fondue, elle aussi, dans les plis du "cours de l'histoire" : donc, assimilée au "progrès" dans ce que la bascule de l'agroalimentaire a effectué et continue d'effectuer pour devenir TOUTE l'alimentation et porter à elle seule TOUT le rapport de l'humain à sa nourriture.
Ces pertes collectives touchent, de fait, toutes les compétences, les savoirs, les pratiques jusque-là transmissibles dans le passage intergénérationnel ou dans le contexte des apprentissages, quels qu'ils soient : les savoir-faire qui s'imposaient comme des éléments assimilables par tous ou presque tous et structurant les rapports à la vie quotidienne sous tous leurs aspects.
Ce coup de vent violent, qui tente de se prolonger avec le mythe-marketing d'une IA qui pourrait, elle aussi accomplir tout ce que le monde industriel et technologique a réussi à imposer lors des dernières décennies comme des "atouts", des "aides", des "facilitateurs" mais, réussite ultime, jusqu'à pouvoir remplacer notre être lui même en tant qu'il est avant tout pensant et parlant, c'est à dire fruit des inter-relations symboliques, ce depuis ses toutes premières heures et jusqu'à sa disparition dans le silence absolu de la mort, a un à un posé, comme évidence encore, le fait que tout savoir-faire appliqué était avant tout du temps, de l'énergie et de la fatigue perdus pour... quoi ?
Pour le "fun", le "loisir", le "jeu", l'"entertainment" devenus l'âme elle-même de l'homo-consumeris, ce mode d'être supposé lieu seul où se feraient ce qui est hors contrainte, hors effort, hors temps passé, hors nécessaire concentration, hors indispensable anticipation, et qui ne serait qu'une source sans cesse renouvelée de plaisir.
Le gigantesque appareil révolutionnaire anthropo-logique-phagique a réussi, petit à petit à faire croire à cet homo-faber pourvu de mains et d'idées, créatif et agissant sur son monde comme marques de son essence même, que toutes ses actions pouvaient devenir plus simples, plus rapides, plus efficaces si "quelque chose" les effectuait à sa place.
Robots ici, robots-là, Alexia, GPS, et autres objets qui se sont imposés dans tous les aspects de la vie quotidienne et dont, malgré tout le battage qui est fait pour la promouvoir comme exceptionnelle, l'IA n'est au fond qu'un développement.
Et, donc, cet homo-faber qui, après avoir gaillardement taillé tout son petit matériel, se mêlait d'éplucher à la main quelques légumes, de peler quelques fruits et de vérifier si leur mélange pouvait convenir à ses papilles, s'est vu, parce que c'est fatigant, parce que cela perd du temps, parce que les femmes, supposées y consacrer leur temps ne l'ont plus, proposer que tout de sa nourriture soit fait ailleurs que chez lui.
Pas de temps à décomposer une recette pour prévoir les achats de ses ingrédients, pas de temps pour organiser cette recette et l'agrémenter d'un petit soupçon de talent personnel, pas de temps pour ajuster, pour goûter avant de déterminer que c'est abouti : autrement dit plus de temps, là non plus, pour être acteur et faiseur de sa propre vie.
Là est donné, dans ces couleurs, ces saturations de sucre, ces moelleux sophistiqués, tout ce que, quoi qu'on en veuille, la nourriture n'est pas et n'a jamais été pour l'humain : une expérience solitaire et une simple consommation.
Ce qui permet de différencier l'ingurgitation, fut-elle médicalisée sur l'individu comme addictive, du repas, ce sont les étapes qui composent celui-ci et le fait, peut-être avant tout, qu'il est le fruit d'un travail et l'objet d'un rassemblement, familial ou amical, qu'importe.
La disparition, au profit d'une fonction alimentaire, des temps de rassemblement du repas n'est pas évoquée comme source potentielle de ces accroissements dramatiques des taux d'obésité.
Pourtant il n'est que de sonder même superficiellement l'histoire de l'homme pour y déceler l'importance à tous les niveaux, dans tous les contextes, de la nourriture comme temps de partage, de mise en scène des hiérarchies sociétales ou familiales.
C'est aussi la marque de la précarité, du risque toujours reconduit de famine, et la réponse de gratitude présente pour quelque chose qui n'est pas acquis d'avance et qui peut disparaître.
Comment imaginer que l'absorption de glucides empaquetées puisse jamais générer de la gratitude ?
Comment imaginer que ce type d'alimentation qui ne nourrit que la jouissance puisse être envisagé comme pouvant manquer jamais ?
N'est-il pas surprenant que la question de l'abondance comme caractéristique de l'Eden se matérialise depuis quelques décennies dans une outrance abjecte des quantités ingurgitées, des déchets, et en bout de cette course à l'industrialisation du plaisir, de la masse de ceux qui les absorbent, comme si cette même abondance n'était concevable que comme pouvant, devant, manquer pour induire ses propres limites ?
Il suffit, également, de revoir la souffrance absolue qu'ont pu être dans le cours de notre existence de créatures humaines les périodes de disette, de famine, les conditions de survie des sièges à travers le temps pour devoir se questionner, douloureusement aussi, sur ce que ce monde post-moderne, ultralibéral et étouffant toute créativité collective et individuelle sous les coutures d'un rêve américain devenu une couche d'ozone culturelle globale et qui a surtout produit des produits, pour pouvoir lier cette pandémie d'obésité à autre chose que l'addiction, ou l'incorporation de composants chimiques toxiques et lui redonner sa force de message muet sur l'errance dans laquelle se trouve l'homo-consumeris quand il s'agit de se nommer lui-même et qu'il est réduit à un rôle de surface plane absorbante par le système économico-politique qui le tue à petit feu.
Que cette nourriture, "Prenez et mangez" est, se doit d'être un acte avant tout symbolique de partage et qu'on ne partage bien que ce qu'on connaît.
Peut-on imaginer qu'un gâteau, fut-il laqué d'un rose fluorescent, sera reçu et incorporé de la même manière s'il est le fruit d'un anonymat total, et d'un anonymat dont on est à peine sûr qu'il ne cherche pas d'abord à vous empoisonner ?
Ce corps, pompe à ingurgiter, que les chercheurs cherche à déculpabiliser afin de rendre le sujet qui le martyrise encore plus absent des choix nécessaires à sa vie, avale ce gâteau non parce qu'il fait, en quelque sorte, partie de la famille et qu'on sait qui l'a fait naître, pâtissier ou mère ou père, mais comme si l'acte de manger était en lui-même suffisant pour assouvir tous les désirs, comme une sorte de masturbation compulsive qui serait toujours ressentie comme plus jouissive que le travail fastidieux d'approche du corps de l'autre.