Cela s'était installé, voilà. C'est à dire, cela s'était établi chez nous. Autour de nous, en nous, contre nous, avec nous, dans une grande envolée totalitaire dont, évidemment, pris jusqu’à l’os dans la tâche d’exister, on avait oublié ou ignoré la nature. Faisant fi des traits pourtant assez stables de certaines dispositions bien connues des idéologies à décapiter avec allégresse ce qui tend à dépasser lorsqu'elles se font un devoir de devenir des manières de vivre, c'est à dire de mieux vivre et de mieux penser aussi, on n’avait pas assez pris le temps d'étudier comment tout ça se passait, ni pris le temps d'essayer de l'observer éclore et d’y trouver possiblement quelques constantes.
On était tous devenus certains que désormais, ce ne serait plus jamais comme avant, peu enclins à préciser ce que pouvait bien recouvrir cette précédence et surtout peu avertis malgré notre abondante et riche expérience, que c'est dans le chaudron de ce jamais plus-là que mijotent les soupes des plus zélés autoritarismes. On avait été pris par les flux du Bien, difficiles à contrer, tant irrépréhensibles. Il avait suffi de jurer, de gueuler, de crier aux fascismes, ou à un truc en « isme » dès qu'on percevait un mauvais pli et c'était fait, on assumait notre posture dans l'évolution des états d'esprit et du bien-être futur de toutes les minorités opprimées. La sélection naturelle, sous toutes ses possibles formes, c'était devenu notre Graal, notre cause absolue, comme tous les absolus assez poreuse et déclinable à merci mais sans possible frottement indécent avec les vicissitudes du rapport au pouvoir.
Nous n'avions pas même besoin de faire partie d'une ou de plusieurs de ces portions réductibles presque à l'infini et sectionnant allègrement pour son bien le genre humain pour leur reconnaître une fonction expiatoire presque miraculeuse. On ignorait en fait ce que chacun, une fois seul avec lui-même, se devait d'expier mais la fièvre de la pénitence et de l'identification nous permettait de répondre à ces questions de détails mal venues par la lecture éclairée de quelques témoignages de persécutions bouleversantes puis par de grands mots d'ordre dont la générosité nous maintenait protégés des tâtonnements, nous remettant tous bien en rang.
Il y avait eu en amont quelques coups de pétard, dans les salles de cours et les amphis des lieux du savoir, comme des étincelles, et le feu avait pris, s'était propagé sur les ondes émises par les satellites et sous les crânes. Bien-sûr, personne ne savait plus qui avait mis, ainsi, le feu aux poudres, ni vraiment, au fond, de quelle poudre il s'agissait, personne surtout ne mesurait les effets d'une telle notoriété de guidance révolutionnaire sur les quelques théoriciens critiques soudainement hissés au rang de prophètes élus des masses ni combien leurs hypothèses messianiques leur avait rapporté.
Plus besoin de songer que ces pensées qui modelaient si judicieusement la réalité au point d'être devenues notre unique pensée sur la réalité aient pu être un choix hypothétique parmi d'autres à un moment donné, fait par un chercheur en mal d'inspiration et de reconnaissance universelle et tentant le coup sur des prémisses théoriques pouvant sembler suffisamment radicales pour ne pas risquer d'être erronées. On était dans un courant, on ne se préoccupait pas de le remonter ni d'en citer la source.
Lorsqu'on s'était mis tous ensemble subitement à vociférer et à menacer les récalcitrants de damnations diverses, les regardant droit dans les yeux en brisant leurs vitrines au nom de la différence équivalente de toutes les identités, on avait peut-être senti comme un étrange parfum de roussi mais c’était toujours plus agréable que l’odeur de vieux et c’était ce qu’on voulait à tout prix, penser neuf, penser enfin libre et pour de bon cette fois, définitivement vivre dans une égalité qui nous domine enfin.
On était bien aidés par les assauts, les attaques, les insultes, les mépris, les flétrissures, les agressions, les risques d'agression incessante subis, les multiples spoliations, si nombreuses qu'on peinait à les lister, celles seulement secrètes et simplement postulées, les procès des intentions malfaisantes, palpables ou seulement imaginées, qu’on se devait de dénoncer inlassablement.
Nous n'avions comme seul recours face à la mauvaiseté du monde que de créer partout, en toute bonne conscience, de petits lieux minuscules et bas de plafond où nous pouvions enfin nous sentir sains et saufs, au chaud entre nous, même si ce nous parfois tendait, bien-sûr à notre insu, vers sa propre disparition à force de s'isoler de la moindre brise de contradiction ou de pression dialectique. Au sein de ces chapelles de la sécurité, pour contrer l'ennui provoqué par le manque d'opposition et l'absence de potentielle offense, nous devions de temps à autre faire le ménage et exclure ceux et celles qui pouvaient mettre en danger notre confort si chèrement payé. Nous pouvions inclure, certainement, mais seulement jusqu'à un certain point et toute notre concentration était portée sur les marques de la déviance à extraire à tout prix. Le minoritarisme se devait de se protéger contre toute intoxication à l'holisme, à l'humanisme rémanents, à toutes ces idéologies surranées qui nous avaient enfin conduits, à force de rétrécissement de l'idée même d'une humanité possible, vers leur dépassement. C'était un champ d'activité et de débats dogmatiques presque inépuisable, une forme d'art en fait, de pouvoir raffiner, définir ainsi les limites du tolérable et de l'orthodoxie moralement acceptable au sein de nos sections et de nos sous-sections légitimées. Nous cultivions l'affront, c'était notre modéle théorique de référence et ça marchait presque pour tout.
Choqués, outrés, scandalisés on était, c’était un état d’âme. Il était assez simple au fond à maintenir actif sans répit ce sentiment de mortification, pouvant le déceler jusque dans un regard, une intonation, la façon agressive de se passer la main dans les cheveux ou de regarder l'horizon, dans chaque geste fait, dans chaque geste négligé qui aurait du être fait, bref, dans tout, partout, n’ayant pas de justification à donner à la revendication de l'insupportable traumatisme infligé irrémediablement par nos blessures. On était choqués par principe, c’était plutôt aisé à maintenir. Confortable aussi.
Il y avait eu du travail, entendons-nous bien. Pour coller le plus adéquatement possible aux injonctions. Mais somme toute, ça nous avait aussi épargné de plus profondes plongées dans l’aléatoire et dans les soubresauts toujours arbitraires des pulsions épistémophiliques. Pas besoin de chercher à chercher puisque là, nous était donné, en quelques avancées conceptuelles faciles à absorber, le savoir. C’était grisant de se détacher de nos anciens préjugés, de les effleurer jusque dans les recoins les plus noirs de nos consciences déformées par l’histoire. Une sorte de soupir de soulagement planétaire, large, ample qui venait emporter les traces de salissure des siècles passés, les éclats des errements, des tabous, des intérêts un peu abusifs, des hiérarchies arbitraires dégoûtantes.
Un souffle global qui nous propulsait, complètement émiéttés, hors des chemins fangeux des dominances, des pouvoirs et de leurs abus. Du discrétionnaire. Surtout. Et à l’occasion, nous épargnait les consternations et les risques du Démodé. Penser s’était adapté aux devoirs des tendances. Et comme personne ne maîtrisait plus la capacité de penser sans d’abord penser à lui-même, bien présent au centre, bien stable en l’opinion, on avait, pris dans le rets des déclinaisons de soi interchangeables, inéluctablement créé des mélanges, des amalgames. Mais on avait tout à fait accepté ça, oui, on aimait à se sentir dedans, bien intégrés, bien admis au sein du mouvement, le stimulant par notre vigilance à en extraire tous les esprits tordus, vicieux, intolérants. Présents en permanence sur le front de la bienséance, guettant, la fleur au commentaire, le moment d’éradiquer le mal conservateur et ses tenants obsolètes, on avait éprouvé une sorte d’excitation constante, rarement démentie par les quelques doutes qui auraient pu nous envahir. Le doute nait dans le lieu du vague mais nul besoin du flou au sommet, nous étions, nous, pieds et poings liés par notre passion pour les acronymes, dirigés vers le ciel, donc, voilà, comment faire pour ne pas faire comme s’il n’y avait pas une seconde à douter.
On était devenus nos causes, totalement impliqués, éveillés, mobilisés et porteurs d’un message impeccable pour les défendre, on transmettait avec ardeur, pris jusque dans nos intimités par la nécessité de prouver notre visibilité et notre dévotion aux temps présents.
On sentait de temps à autre un certain essoufflement, comme si tout ce que nous disions, haut et fort, dans les scansions si grisantes des slogans, avait un goût de redite, et comme si lorsque nous tentions de créer du nouveau qui puisse enfin éclairer l’humanité sur ses destinées et ses fins, nous devions pour y échapper, franchir des bornes de plus en plus indécises, tirer sur les ficelles de l'absurde avec ténacité pour nous dépasser enfin. On prétendait que là se trouvait la vérité, on prétendait ça pour y croire un peu nous-mêmes. Et ça marchait. On y croyait. On s’épuisait à l’incongru mais ayant bradé tout bon sens dans les foires au post-moderne, chaque nouveau pas sur la route de l’incohérence était un pas vers une révélation, une découverte, un nouvel ordre terriblement nouveau.
On n’avait, donc, pas senti le vent venir parce qu’on était devenu ce vent. Qu’on nous avait donné, pour réchauffer l’air du temps, une mission. Nul ne devait avoir recours à une autre instance que lui-même pour faire sa loi. Nous pouvions, nous devions, être nuit et jour les gardiens de l’ordre à maintenir chez nos voisins, dédiés à la tâche complexe de les observer et d’évaluer les signes de leur implication dans la transectionnalité conquérante. Chacun de nous en savait plus long, en savait mieux, plus tôt que son voisin qui n’ignorait rien sur ce qui devait se savoir non plus. Cela créait des tensions mais c’était sur ces tensions-mêmes que nous nous reposions pour clamer notre appartenance aux contemporanéités.
Par contre, on ne pouvait pas en être si on en était tous. Et comme chacun était convaincu d'en être, cela créait des tensions, nous l'avons dit plus haut, mais une fois effectués quelques regroupements d'éclairés plus lumineux que les autres, traçait aussi des limites déplaçables à merci au-delà desquelles on pouvait aisément balancer tous ceux qui se montraient par trop obsolètes.
C’était simple. Nous étions le présent. Le reste donc était du ressort de la réaction, du passéisme, d'un autre temps, de la désuétude. Condamnable. La traque à la conservation se développa jusqu’à prendre les aspects bien connus des pogroms d’idées. Tout devint suspect. Tout devint potentiellement blâmable. Dans l'élan vers la pureté de la conscience et les effets curatifs de l'amendement, la moindre zébrure un peu trop droite était à vilipender. Il ne suffisait plus de vivre ostensiblement dans son époque, il fallait aussi extraire toute pensée désuète de ce grand devenir de l’égalitarisme-différencié et de la revendication de Soi planétaire. Ce n’était pas non plus bien compliqué, les bonnes pensées nous étant offertes toutes validées, par les diverses instances de l’analyse socio-culturelle cise dans les Etats-unis d'Amérique et par leurs hérauts soufflant, dans un chorus presque harmonieux, dans les hautbois médiatiques.
Ce qui aurait pu être du ressort des réserves à émettre face à ce changement radical ayant pour unique but de contrer absolument toutes les évidences, relégué dans les livres que personne ne lisait plus.EG