1.02.2021

"Homère m'a tuer", ou comment en finir



 
On en est là !
C'est à dire coincés dans des temps proprement incapables de considérer la dimension symbolique et imaginaire de l'art et son pouvoir de construction à travers l'esthétique d'un rapport aux passions, à toutes les passions humaines.
La considération littérale, banale dirait Sami Ali, du rapport à l'art est une des conséquences pas nécessairement prévisible du lien postulé direct, immédiat avec l'objet, tout comme il est postulé direct, par exemple, entre celui-ci et le consommateur ou, dans le champ éducatif, entre le support de l'apprentissage et l'élève. 
Nous sommes au croisement de plusieurs forces qui agissent de concert et sont parfois difficilement perceptibles dans leurs effets immédiats ou lointains.
,On peut, entre autres, voir ici le résultat des manœuvres conjointes de maîtrise du naturalisme et du scientisme cognitiviste ayant imposé à tout l'Occident leur incroyable arrogance en affirmant leur complète "objectivité " quant à la compréhension et le pouvoir de gestion rationnelle du fatum humain et les conséquences de la simplification dialectique et de l'appauvrissement intellectuel qui l'ont suivi lors des dix dernières années, définissant, avec le rapport au supposé-savoir technoscientiste, un modèle humain entièrement médicalisé et avec lui le bon et le mauvais qui accompagne tout rapport à la norme. 
Ce postulat d'une maîtrise directe s'effectue à travers des supports sans contexte, pris "comme tels" et élaguant donc la possibilité de la présence d'un rapport actif, essentiel, présent entre le récepteur et cet objet, rapport créé par ce même récepteur et évoluant avec sa propre conscience.
Cette forme de lessivage de la complexité élimine ainsi la possibilité pour ce même récepteur de créer une posture spécifique et personnelle à son égard, c'est à dire d'y relever pour lui-même, au titre de son expérience inaliénable en se les appropriant comme bases avec et sur lesquelles se construire, les infinies nuances de la quête de l'humain au regard de sa place au sein du cosmos et de l'histoire qui en témoigne.
Les censures d'oeuvres aussi fondamentales et fondatrices que celles d'Homère, sont la preuve consternante d'un courant profond, mortifère, suicidaire et de l'impasse morale et intellectuelle qui l'accompagne générée par ce système de pensée pragmatico-rationnel où un chat est un chat et surtout n'est qu'un chat et où rien ne vit ni n'existe sous la surface perceptible des choses.
Dans le rejet chargé d'ambivalence voire de quasi scotomisation de ses racines culturelles européennes, limitant la valeur de ses liens héréditaires au développement de ses seuls intérêts et de son économie, dans le mythe coloré aux tons primaires de son exceptionnalisme, témoin non du tragique inhérent à l'espèce humaine mais protégé de toute tension consciente par l'idéalisme immature des scintillements à la Disney, travaillent en sourdine l'affirmation d'une absence de dette historique et les fantasmes collectifs d'auto-engendrement au nom d'une mission, qui, même si elle a plus maintenant d'atours technosientifiques que religieux, demeure imaginairement bien définie comme divine,.
Ce qui condamne l'Amérique et nous engloutit avec elle, c'est son illusion de s'être créée et d'encore pouvoir se créer à partir de rien, de pouvoir imposer une vision du monde et de soi qui n'ait qu'à effacer au fur et à mesure les points pouvant être source de complexité épistémologique et nuisant à la vision incessamment méliorative de l'homo-néolibéralus pour s'affirmer comme " vraie", "vrai" ici, imaginairement intimement fusionné avec "bon". 
Autrement dit tout ce que la littérature et l'art ont comme mission de mettre sous nos yeux et dont la fonction réside dans la dénonciation ou la mise au jour des mystifications sans limites de la toute-puissance humaine. 
Dans ce monde où se mêlent l'incurie chronique d'un manque de références culturelles, presque revendiquée comme modèle de citoyenneté dans la mise au banc historique de tout ce qui pouvait et peut s'idendifier à un travail "intellectuel"* et la modélisation permanente des modes de pensées et du discours qui les révèlent, soumis à la pression constante d'une autocensure individuelle et de la police de voisinage idéologique se produit une némésis sans fin qui semble pouvoir seule exercer le monopole sur ce qu'un concept aussi fumeux que celui de "Haine" : discours, attitude, pensées "haineux" peut "simplement" vouloir dire, hissé sans question au rang de concept politique et source d'actions répressives, de censure omniprésente, de vagues de culpabilisation et d'amendement et de législations multiples. 
La simplicité radicale autant que naïve d'un concept aussi extensible et arbitraire s'exerce sous forme d'une violence constante qui pose face à face le droit ( octroyé par qui, dans quel but ?) de déceler cette supposée "haine" partout où elle est s'exhibe ou se cache et son devoir de déterminer grâce à ce même droit ce qui doit correspondre à ses propres critères de correction et de rectitude morales. 
Grâce à son accessibilité immédiate et sans faille ne se montre et se juge que la surface des choses, recouverte évidemment de toutes les scories imaginaires et lui donnant une sorte de pouvoir de vérité par le fait d'être sans racine, sans lien, coupée de la dimension de relativisation qui est la dynamique même des liens à l'histoire et, dans une incessante régression du politique comme pacificateur culturel des tensions collectives toujours actives, surtout sans possible attache avec l'immaîtrisable de l'ambivalence comme élément de structure. 
On assiste à une sorte de dernier baroud d'honneur en faveur d'un lieu de l'âme humaine qui pourrait "être"en soi, c'est à dire comme dans toute mythologie religieuse, pourrait advenir, par un travail d'assainissement spatiotemporel constant, devenir sans tache et sans points d'obscurité à la seule condition qu'on déloge partout où ils sévicent les mauvais-pensants inopportuns et, parallèlement, qu'on en ôte l'accès à tout son passé multimillénaire et aux mots pour dire la présence et la force omniprésente de cette ambivalence première.
On imagine, avec effroi, et, ce qui n'est pas inconciliable, avec l'anticipation d'un ennui "mortel" ce qui pourra rester de contenu et de style aux oeuvres marquées par le sceau de cette validation morale sans fin une fois ce nettoyage sans issue à reconduire à l'infini introduit comme la seule voie de salut.
On ne pourra que lier à ce mouvement de purification de fond le refoulement civilisationnel de "la peste" comme Freud nomma l'Inconscient, qu'il n'a pas apporté contrairement à ses anticipations, dans ses bagages sur les terres américaines mais qui, à peine accosté s'est fait remettre en bon ordre pragmatico-rationnel puis noyer assez rapidement corps et biens dans l'Atlantique,
Il se profile sous ce bon droit totalitaire, le dessin d'un uniforme universel d'une pauvreté totale elle aussi, qui a comme fonction d'enrober les tares sous-jacentes en action : le vide existentiel et l'angoisse qu'il génère, la demi-culture, comme la nomme Adorno, d'un peuple éviscéré dès le plus jeune âge et uniquement devenu, en s'identifiant à la fiction médiatique.
Ce lent mais si profond travail de nivellement de la nécessité d'un espace de profondeur psychique postulé inaccessible et créé par la zone salvatrice de représentation de l'inconnu , a rendu, à titre individuel ou collectif, un peuple entier incapable de métaboliser, autrement que par l'élimination, la part "du diable" qui, comme on sait renaît incessamment des cendres des autodafés et prend tant de formes qu'elles sont impossibles à éliminer sans s'éliminer avec elle.
Cet aplanissement rectonormé dont nous n'évoquerons pas les divers moteurs ici, s'est effectué en induisant culturellement une collusion entre imaginaire et pulsions et par l'illusion béotienne de l'absolue spécificité de son destin en tant que nation, bannissant de son champ de représentations la violence propre à toute histoire et à son histoire jusqu'à devoir éliminer l'idée même de sa nécessité phylogénétique.
Cet uniforme, armure évidée, s'endosse collectivement au pas de charge sans même le temps minimum de la réflexion et de la distance, générant dans la mission de rectitude absolue qu'il recouvre un monde qui s'auto-dévore* avec une hystérie cataclysmique pleine de jouissance.
Les nouveaux prêtres, chevaliers, du Bien transparent et univoque et de la bonne parole immaculée ne pouvant exister qu'à travers un prosélytisme échevelé et global, sont entrain de croire pouvoir démembrer les fondements de l'histoire que, qu'on le veuille ou non, chacun, eux compris, porte en lui.
Dans la lignée des divers bouleversements anthropologiques récents : d'une identité sexuelle qui pourrait se choisir à partir de rien, d'une faim impossible à assouvir pour tout inclure et absorber, événements, matière, monnaie, d'une confrontation avec le fantasme d'une vie sans mort, d'un sujet uniquement mû par un désir extensible à merci, d'une possible symbiose entre la vie animale et la vie, uniquement avide de sens jamais octroyé et donc si lourde à porter, de notre genre humain, on peut pressentir à travers ces projets de conquête d'un monde sans limites*** le vide sidéral induit par le mirage d'une absence d'attache au champ frustrant et immaîtrisable de la réalité en tant que d'abord généalogique.
Ce nettoyage plus ou moins en régle de nos fondations culturelles occidentales peut être considéré comme un des multiples symptômes du désir inconscient d'en finir en tant qu'espèce. EG
 
*Richard Hofstadter
** Anselme Jappe
***Jean Claude Lavie
 
Impossible de ne pas sentir des tensions dans la nuque parfois insupportables en tentant de lever la tête du guidon des "faits".
Pris un à un, ils n'ont pas de fonction éclairante. Ils sont source de colère blanche, d'exaspération face à une forme de bêtise officialisée et ayant contaminé avec une telle rapidité tous les champs de l'esprit du temps qu'on peine à y trouver une forme de patron commun, de moteur, de motif.
Pourtant, il serait intéressant, parce que comprendre ou tenter de le faire est toujours une façon de préserver sa santé mentale, de mettre en relation - relation à préciser, définir, analyser- le mouvement de dépérissement des exigences qu'on rencontre avec cette "idée" de réécrire Molière afin de le rendre "plus accessible " et les diverses censures exercées sur notre patrimoine littéraire et artistique occidental, Shakespeare condamné, Homère condamné, pour outrage aux diktats identitaires, porte ouverte à l'anéantissement de la matière même de notre patrimoine et de notre histoire pour des motifs de puritanisme associé à un anéantissement de la réalité de la difficulté inhérente à l'apprentissage comme moteur du savoir.
De mettre en relation également l'incroyable obséquiosité médiatique de pouvoir à l'égard de ces monstruosités collectives et sa rapidité à enfourcher les chevaux de la guerre morale avec le rôle traditionnel, joué avec zèle encore très récemment, des médias aliénés quant à la plupart des courants "révolutionnaires" populaires.
Et encore, de tenter une approche de ces nouveaux totalitarismes en l'éclairant des divers courants de destitution du Père, de l'autorité et de l'impasse de la transmission qu'ils génèrent dans laquelle au nom de la lutte contre un hypothétique "patriarcat" -lutte incapable de prendre en compte le fait, trop simple, que face au pouvoir femme et homme sont uniquement redevables, et à complète égalité, de leur rigueur éthique et non de leur sexe - le mouvement de bascule qui s'est opéré, et sa rapidité tendrait à prouver le fait que ce qui a été touché est fondamental, au sens de fondation, ne peut qu'entrainer vers un cloaque où l'indifférenciation et la relativisation de tout choix comme uniquement lié à, là aussi, un hypothétique individu auto-généré, créent une forme de régression-progression-chute vers un bouillon primaire, de liquidité des appartenances, un amalgame qui engloutit avant tout ce qui est du ressort de la catégorisation, de la différenciation, de l'écart, autrement dit de ce qui institue l'humain comme n'existant que sur un Non initial, un lieu de démarquage de la symbiose matricielle. EG 17 02 2021
 

Décapités nous sommes.