1.10.2021

Poverty Porn

 

Born to Loose, Cannie Creek


On peut suivre les soubresauts du scandale, les vociférations des Défenseurs de la Démocratie, pointer le "coup d'état" comme originé dans les tréfonds les plus glauques des suprémacistes et des néo-nazis. Après tout, c'est de bonne guerre et plutôt commun de ne soutenir la révolte populaire qu'en lui accordant les traits de tous les "ismes" détestables, nos GJ sauront de quoi on parle ici. Mais ce qui s'est joué là, qui va déclencher des mesures de censures et de représailles féroces et pour la plupart bienvenues dans l'esprit de tous les bienpensants dont le credo n'est qu'une pure et limpide détestation de l'homme orange, c'est aussi, c'est surtout un témoignage plus lourd, plus obscur des failles latentes minant l'équilibre de ce pays.
Trump, si nous tentons de nettoyer nos neurones des amas graisseux de la presse inféodée, Trump qui a sur une base absolument quotidienne fait l'objet d'attaques incessantes, d'accusations de sa part si permanentes qu'on en était à se demander ce qui pouvait justifier des parti-pris si radicaux qu'ils pouvaient permettre la mise en place de kabbales proches du délire collectif, a été aussi haï pas seulement pour des raisons politiques ou pour des traits de personnalité, tout à fait légitimement insupportables.
 
 

Fourth of July Drunk

 
 Trump est une image, un renvoi d'image qui ne peut pas être supporté par la partie "civilisée" et à peu près cultivée des USA. Nous faisons l'hypothèse que le niveau de violence manifesté par le Parti Démocrate, alors même qu'il était déjà vaincu aux élections, cette sorte de rage punitive a posteriori est plus qu'une réaction d'ordre politique. 
Dans la masse opaque où se déroule toute la vie politique américaine, il est nécessaire de tenter de toucher les forces elles aussi opaques qui peuvent, par le postulat de leur travail en sourdine, éclairer des événements ou des paroles qui pourraient sans cette approche sembler du ressort de la maladie mentale collective et de la perte de raison. 
L'image renvoyée par DT aux Américains "cultivés" ou disons, "libéraux", c'est à dire à une part importante de la classe moyenne porteuse d'une inclination démocrate de longue date, c'est celle de tous les stigmates caricaturaux de ce à quoi elle cherche à échapper : un individu "démodé", tant par ses idées que par ses goûts, un individu n'ayant pas sû s'immerger dans les reliquats de la culture européenne , dans le goût à prétendre pour les bons vins et la gastronomie, pour les articles de luxe et le poids de l'histoire, pour tout, cliché ou non, ce qui est supposé déterminer votre qualité civile, votre classe et votre savoir-vivre. 
"It's good enough for Americans", ne pensons pas que cette désignation à travers les critères du bon goût d'un peuple à qui on pouvait "tout" proposer sans qu'il fasse le tri n'ait pas résisté aux hégémonies culturelles revendiquées et à leur volonté de domination. C'est encore là, présent avec plus ou moins de vivacité lorsqu'il s'agit d'exhiber son pedigree culturel et ses bonnes manières. Ce que Trump a offert au monde entier, c'est le "good enough', l'incroyablement fruste, le primaire, la bête inculte cachée derrière la brillance des gratte-ciel, la barbarie de l'argent facile et seule perspective d'accomplissement de soi, une image de démarcheur, de représentant de commerce, dont les toilettes en or ne pouvaient pas éliminer les marques de l'indigence.
Il a été érigé, de maladresse en ridicule, comme la contre-image presque parfaite de ce à quoi l'élite et l'Américain moyen cherchent à échapper. Les chaussures d'Harris immédiatement après son intronisation, parues en couverture dans Vogue, sont un symbole, celui de quelque chose qui va "enfin" se racheter, se venger qui sait, enfin se remettre dans la course de la nation qui martèle le neuf aux yeux du monde, qui lui dicte ses modes vestimentaires et nutritionnelle, qui lui oriente ses choix anthropologiques, la nation du nouveau, du progressisme sous toutes ses formes, ces "sneakers" Converse sont une preuve de ce besoin violent de montrer à nouveau un peuple du goût du jour, "trendy", " hype", branché, leadeur en tout domaine  après la honte d'avoir vu s'afficher les vestiges des années 70 portés par Trump et ses teintures. Ringard. Mais présent, mais actif, mais parlant fort, mais outrageusement narcissique, si arrogant dans sa désuétude que le couperet de la sanction ne pouvait que tomber avec la brutalité des lourdes amertumes non apaisées.
Il incarnait quelque chose de L'Amérique qu'elle souhaiterait rendre invisible, un morceau de sa culture auquel tant de citoyens préfèreraient tourner le dos. 
Ce à quoi il fait miroir, c'est l'incolmatable fissure entre les beaufs du Sud, les paysans, les ex-cow-boys mal embouchés qui ont, tout en nourrissant le mythe américain métabolisé par Hollywood, toujours été source de mépris et de rejet par les élites de la côte est et de la Californie, prétendant à elles seules représenter l'Amérique tout entière, c'est à dire au prix d'une ablation évidemment profondément douloureuse même si elle est peu visible, de ces rednecks, de ces prolos illettrés qui, ne pouvant, et pour cause, pas se reconnaître dans des régimes comme celui des Obamas n'avaient d'autre choix que de s'identifier à un de leurs pairs imaginaire : grossier, peu scrupuleux, narcissique, anti-intellectuel dans la plus pure tradition pragmatique, incarnant cette forme de brutalité quasi génétique présente dans le sang historique des USA.
Ce Sud, appelons-le ainsi, toujours moqué, humilié dans les représentations et les discours, présenté comme réactionnaire et obtus mais qui, lorsqu'on lève la couverture des préjugés si ancrés, est aussi le lieu d'une misère et d'un effondrement de toutes les capacités de projection dans l'avenir qui peuvent n'avoir pas d'autres choix qu'une levée massive pour reprendre un peu de dignité et de poids.
Ce quel que soit leur héros, la possibilité d'un abandon et donc de leur complète relégation du côté de l'oubli même de leur existence peut bien justifier quelqu'énervement. On notera que ceux et celles qui se sont déplacés vers le Capitole pour le dire n'ont pas vraiment été questionnés, photographiés mais ont cédé la place médiatiques à quelques-unes des caricatures ridicules de pseudo-extrémistes. 
 
 

Correnine and Baby, Spring Branch

 
On peut aussi tenter d'envisager qu'après le bruit assourdissant des campagnes de BLM, après leur destruction quotidienne laissée totalement impunie, légitimée par les médias et leurs politiciens au titre d'une saine révolte, et le discours de propagande martelant comme un psaume le "privilège blanc" comme une forme de cancer social à détruire, cette même blanchitude ait pu, en considérant l'état de ses perspectives et l'impasse existentielle dans laquelle elle et ses enfants se trouvent, prendre assez mal l'élection et le retour du club qui allait pérenniser cette culture racialiste et les condamner aux stigmates de l'extrême-droite.
N'oublions jamais que l'Italie s'est installée dans le Fascisme en partie pour reprendre sa dignité au regard des humiliations subies après la Première guerre mondiale lors des négociations avec le Président Wilson.
Le glissement vers un système de valeurs extrêmes est toujours le résultat d'une crise d'identité profonde, d'un anéantissement de l'image de soi et du sens de son activité au sein d'un collectif qui ne vous connait, reconnait pas.
L'Amérique qui parlait par le sourire d'Obama, le Nu smile manipulateur du grand rhéteur n'a rien à dire, rien à faire avec cette immense quantité de laissés pour compte du rêve américain. Il va de soi que Trump n'a rien à leur donner non plus mais sa grossièreté même, son mauvais goût revendiqué étaient au moins la garantie qu'en face, au niveau politique, il y avait encore un peu de place pour ce à quoi cette partie des USA pouvait s'identifier.
Les jours à venir vont vraisemblablement sonner le glas de leur dernier espoir de survie sociale et culturelle. EG
 
Photographie du Kentucky par Shelby Lee Adams
"Winter's bone" de Debra Granik est aussi un témoignage de ces lieux et gens oubliés.
"Capitalist realism or poverty porn" est le titre d'un article que Hyperallergic, une revue d'art supposée hyper hype et majoritairement New-yorkaise a consacré au travail d'anthroplogie de la misère que Shelby Lee Adams a effectué dans son Kentucky natal. Le titre en lui-même est tout à fait révélateur de ce qu'une partie de l'Amérique, celle qui a imposé et sa culture et son pouvoir ne veut ou ne peut pas voir de la réalité de décadence de son mythe et du prix payé par une partie de sa population.

 

Décapités nous sommes.