La nature des médias sociaux a généré, partiellement à l'insu des usagers, un glissement important dans le rapport à ce qu'on nomme "l'information".
Les médias classiques radio, télévision, ont progressivement fait passer dans les moeurs une posture jusqu'alors inexistante à l'égard du message transmis. Celui-ci est en effet supposé être reçu comme tel et comme détenteur de "la" vérité par un auditoire complètement passivé et duquel il n'est attendu aucune sorte de réaction qui puisse hisser la communication au rang d'un échange ou d'une forme de dialogue, c'est à dire qui institue chacun des protagonistes en place égale sur le champ de la maturité cognitive et de l'interaction. Le message par exemple radiophonique est dans son essence un message infantilisant, celui de la posture sous jacente des histoires racontées avant de s'endormir aux enfants pour les calmer, au sens où il désigne les détenteurs du supposé savoir une fois pour toutes en fermant toute possibilité de réaction ou d'argumentation.
On peut affirmer que cette passivation est une des caractéristiques de l'esprit de masse et que celle-ci est représentée dans l'imaginaire des transmetteurs, comme une substance à pénétrer, à occuper, ceci mieux que les autres transmetteurs concurrents sans postuler de résistance murie ou de capacité de répartie, à la différence de ce qui peut qualifier un public ou une assemblée : ces derniers ont le recours de marquer leur assentiment, avec les "amen" des rituels religieux, avec les applaudissements après une prestation. L'auditeur, le téléspectateur n'a comme recours possible que la montée intime de son niveau d'adrénaline, sans exutoire pour une quelconque réponse.
Il n' a également aucune prise sur le fond de ce qui lui est imposé, thèmes, sujets, personnes détentrices d'une supposée expertise etc.
L'écoute de la radio est l'équivalent d'une sorte de mise en hibernation intellectuelle constante des capacités polémiques ou argumentatives et on peut aisément faire l'hypothèse sur du long terme d'une progressive invalidation des capacités critiques, c'est à dire d'une perte des nécessaires phases de la dialectique au profit des scansions de la croyance portées par l'univocité des messages dont la teneur ne nécessite pas d'espace d'élaboration.
Ces médias instituent donc, et depuis suffisamment longtemps pour que ces comportements à l'égard du savoir ou de ce qui y conduit, comme le contenu des informations sur les choses du monde, soient devenus non repérables et non discutables une hiérarchie tacite, avec l'objet des transmissions ; l'information, détenue et dispensée dans un mouvement vertical descendant impossible à contourner. On peut qualifier la détention d'information, racine présumée du pouvoir, comme un des aspects des biens consommables et des sources de possible cumul, donc de reconnaissance de puissance sociale.
Ce qui a été bouleversé avec internet, c'est que la prolifération des sources, l'information dite de seconde main est ce qui a progressivement pris la place des canaux nommés "principaux" de circulation d'information. Il ne s'agit pas ici d'évoquer les raz-de-marée fantasmatiques des fake news, indice du mouvement de délégitimation de ce pouvoir de détention de "la" vérité autant que tentative de manipulation tout à fait en phase avec cette dissémination et cette popularisation des sources mais de tenter d'éclairer la dimension des échanges sur ces mêmes médias sociaux et de comprendre, en partie, pourquoi leur nature est si souvent strictement polémique voire soumise aux lois aveugles de l'insulte.
On peut faire l'hypothèse qu'en tant que bien à aller chercher et à détenir, l'information qui est mise en circulation par l'individu qui l'a collectée, et qu'il pense évidemment être le premier, voire le seul à posséder est devenue pour ce même individu un signe d'émancipation, a acquis une sorte de statut "en soi" de la bienséance éclairée de son transmetteur. Elle remplit ici la même fonction de signe de "richesse" de celui qui la "poste" et cette exhibition du statut acquis à travers elle est certainement beaucoup plus actif narcissiquement que la nécessité critique à porter sur son contenu.
En tant que bien acquis, comment pouvoir envisager de la soumettre à l'analyse, à la contre-expertise, à la lecture croisée, qui toutes seraient une forme de dépossession de ce qui est un signe d'acuité intellectuelle et de possession de savoir ?
Une des limites de cette obtention d'information de deuxième main est le fait que cette possession qui cèle votre spécificité et érige votre point de vue, emprunté, en sorte de passeport de contemporenéité, vous hisse sous les feux de la visibilité, comme tête de file des "suiveur", ou autres influenceurs, est aussi effectuée par votre voisin, dans une sorte d'horizontalité du bien communicationnel devenu absolument démocratique. Il va de soi que les contenus de ce qui a été vite et d'abord repéré pour être posté comme un bien précieux sont divergeants, mais prétendent au même effet de reconnaissance de leur publieur. Or le terrain est miné dans un système où ce qui "se sait" peut être validé par n'importe qui simplement parce qu'il a choisi que cela le soit. Si le voisin effectue la même montée sur le trône informationnel, il ne bénéficie pas de vos lumières sur la question mais vous fait de l'ombre et vous prive de ce temps d'advenir sociomédiatique et de visibilité que représente la publication de votre bien récemment acquis. Cela ne peut que finir mal, en cloisons étanches à l'intérieur desquelles se rejoignent des élus s'autovalidant et prêtant allégeance au plus rapide à la collecte ou en simple pugilat discursif, l'absence de hiérarchie dans le supposé savoir déclenchant des heurts incontrôlables.