Un des pouvoirs des médias est de rendre aveuglant l'évènement de leur choix. Dans la pénurie et le monopole des sources internationales, chacun d'eux sélectionne voire crée de toutes pièces ses thèmes qui sont ensuite repris quasi mot pour mot par les organes ayant les mêmes acquaintances politiques et financières. S'opère ensuite une forme de mise sur partition, avec des scansions, répétitives, obsédantes, qui ont la faculté de perdre les traces de distance ou de réflexion critique dans l'urgence et la viscéralité de leur rythme et de leur intensité. Quand des termes comme "déferlant, monstrueux, catastrophique, terrorisant etc." sont utilisés quotidiennement pour donner le poids non de la vérité mais de la terreur aux contenus choisis, que ce même contenu est promu comme l'unique évènement digne d'information et opère comme la lame tranchante du fatum sur tous ceux qui, évidemment, ont peur de la mort, il va de soi que l'angle d'approche de la complexité du monde et de la valeur historique simultanée, même si elle est ignorée, des faits ou paroles sur ces faits générés à chaque instant, en sont salement réduits.
Nourri dans des arènes où les beuglements et les condamnations péremptoires sont plus coutumiers que la pondération des vrais débats, où les promotions à l'expertise sont attribuées sur des critères fumeux, où les rhétoriques sont crachées sur des plateaux où les héros d'un jour n'ont de vraiment long que les dents, l'homme de base, récepteur muet, matière malléable infantile et passive, avale, quasiment au sens propre, les couleuvres superlatives, les anathèmes emphatiques, tremble sur sa base même, plus bien sûr de rien sauf de la parole toute-puissante des voix contradictoires et arrogantes de ses maîtres.
Pris dans la lutte pour sa propre survie, physique, logique et mentale, accroché bec et ongle à ses croyances comme à la dernière branche de l'arbre de la sagesse, il se voit tenu d'exprimer, au sens propre, le jus de ses ressentiments et de sa haine militante de la haine exprimée en face, contraint de se désigner des ennemis sans tout à fait comprendre pourquoi, il est surmené, bousculé dans un renouvellement quotidien des indignations.
Tant étranglé par l'évènementiel et ses excitations qu'il n'a pas le loisir de constater la succession des effacements qui les accompagnent, c'est à dire de tout ce qui pendant un certain temps a fait, comme on dit, "la Une" et est devenu une question pour lui de vie ou de mort, auquel il s'est adonné avec la passion des désespoirs et la virulente expression de ses immuables bons sentiments et qui, comme ça, sans prévenir, a disparu du flux assourdissant des ondes. Sans en avoir conscience, il a été poussé ailleurs, vers une autre question urgente de vie ou de mort, assigné à demeure entre les murs d'un autre culte, pris dans les soubrseauts d'une autre crise et repoussé, titre après titre, jusque dans les fonds obscurs de l'amnésie.
L'homme de base s'exerce à l'oubli, il coupe les uns après les autres les fils des causalités, les liens des incidences, il prend de plein fouet ce qui couvre l'épaisseur contingente des conséquences, il prend tout au mot et se prend à rêver d'une transparence de la réalité si bien soumise à l'effacement qu'elle lui permettrait enfin d'y voir clair.
L'homme de base joue le grand jeu du déni, un peu malgré lui, un peu par défense, parce que c'est impossible de se savoir manipulé sans vraiment comprendre ni par qui ni dans quel but. Parce que c'est insupportable de réaliser que sa propre vie, le seul bien qui vaille, puisse être soumise au rouleau compresseur de la toute-puissance omnisciente du système.
Dans le vieux conte révolutionnaire, on lui a dit qu'il valait quelque chose, qu'il avait le droit, le devoir d'imposer au monde quels que soient son origine, son sang, son histoire, un peu de son savoir, un peu des fruits de son expérience. Mais ce qui s'est dessiné progressivement sans qu'il en ait clairement conscience, c'est que rien de ces savoirs ou de cette expérience n'avait de poids, que seul comptait son point de vue et que, qu'il le sache ou non, le point d'où partait cette vue était choisi pour lui par d'autres, ailleurs, qu'il ne contribuait qu'à alimenter à l'infini les exigences manipulatrices et perverses du pouvoir.
L'homme de base de la farce démocratique s'est perdu dans la masse. La force de ce qui s'est progressivement substitué à ses savoirs a maintenu sa tête sous la surface des voix expertes. Il a progressivement toléré puis accepté puis attendu, que ces voix lui déversent quotidiennement leurs visions du monde, de ce qui compte et de ce qu'il doit penser de ce qui compte. Son espace mental est rempli de ces voix qui ne le considèrent pas comme un interlocuteur mais comme un récipient. Muet et réduit à la réception passive de leur vision manichéenne du monde, triée, glanée, modifiée, fabriquée pour nourrir sa peur du silence et de l'obsolescence.
Il a cru qu'un avis passionné sur les choses suffisait, sans vraiment avoir le temps ni la ténacité suffisants pour défaire les fils de cet avis qui l'attachaient à une décision prise ailleurs sans lui mais qui devenait, avec toute la rage que toute soumission génère immanquablement, son passe-droit, sa carte d'identité, la marque de son être même.
Il aurait pu s'inquiéter de ce qu'on puisse attribuer à certains le qualificatif de "libres penseurs", sous-entendant que la pensée de ceux que cette catégorie surprenante excluaient puisse ne pas être "libre".
Mais la "liberté", un peu comme l'"amour", comme "la vérité" ou comme tous ces garde-fous imaginaires avaient eux aussi été fagocités, s'étaient vidés de leur substance même en ayant été broyés par l'appareil digestif du système, jusqu'à ne plus même pouvoir servir de rempart contre l'éclatement et le morcellement du monde, jusqu'à ce qu'il ne soit plus essentiel, naturel pour les faire vivre, d'encore se demander de quoi ils sont faits. EG