1.09.2022

On a cru N°5 Première partie Janvier 2022

 


Ce qui, peut-être, était le plus compliqué à négocier, c'était l'absence d'espace. Tout semblait s'être rétréci, dedans comme dehors, on avait la sensation de n'être plus qu'une peau, bien adhésive, bien collée à nos âmes, elles pas bien définies au fond, plus bien définies ni précises, réduites à nous porter de-ci de-là,  réduites à tirer de l'avant, à travers les tâches de ce qui continuait de s'appeler la vie quotidienne, ces masses de chairs collées tout contre nous. Autour, pas grand chose sauf le bruit. Chacun d'entre nous était presque parfaitement isolé, presque parfaitement reclus dans sa sphère, nettoyant ses parois avec constance, décapant, lissant, tentant de rendre sa surface transparente pour y voir plus clair. Mais malgré les efforts, malgré dans certains cas,  un zèle presque obsessionnel à décaper l'enveloppe, on ne voyait rien, on ne voyait pas mieux, on était réduits à entendre. La niveau des sons était si intense, les bribes de mots qui s'en échappaient si confuses qu'avec la meilleure volonté, et on n'en manquait pas, rien n'y faisait. On ne pouvait pas remplacer la tension abdominale constante par un peu d'entendement. Ni dessiner un but précis à cet enfermement en nous-mêmes qui s'était imposé et dont on ne comprenait pas vraiment qui l'avait décidé, ni pour qui, ni pour quoi. On sentait, jour après jour, que ce qui restait de la vie ne pouvait plus être remémoré que comme une vie d'avant, on ne savait pas encore bien repérer ce qui avait changé, ce qui avait disparu, alors, comme toujours, certains affublaient cette imprécision et ce flou permanent des habituels grands drapeaux, les mots-clés qui survolent les changements mal contrôlés et qui sont suffisamment vides et vastes et extensibles  pour servir de couverture à la confusion : comme par exemple, la liberté etc. On se disait, on se répétait, on a perdu la liberté, on a perdu la liberté, bien sûr, ça soulageait un peu. Les plus vicieux pourtant ne pouvaient pas s'empêcher de se demander, face à l'absence des éléments concrets que le mot "perte" était supposé recouvrir en entier, de quoi la liberté pouvait bien être faite après tout.
On tentait, presque désespérément, de saisir comment ceux qui étaient loin, ceux qui parlaient d'autres langues ressentaient eux-aussi toute l'affaire, si, par quelque hasard, ils avaient compris certaines choses qui nous auraient échappées. On acceptait de ne pas tout comprendre, c'était difficile, cela demandait une sorte de concentration sur l'humilité qui ne nous était pas familière mais on savait que c'était une des seules solutions, parce que tout simplement il n'y en avait pas d'autres. Certains pays lointains, qui avant, nous semblaient assez rustiques dans l'exercice régulé du respect des droits de leurs individus de base, nous inspiraient maintenant. On avait même entendu qu'ils pourraient un jour nous servir de modèle. Et le terrain était si friable, le terrain de nos egos, de nos affections, de nos rituels, de tout ce qui aurait dû nous servir de lien, de pont entre notre histoire et cette sorte d'époque qui nous semblait impossible à avaler, les ancrages si fragiles avec ce peu de passé qui aurait dû nous aider à nous figurer au moins les dégâts et leur ampleur sur tout ce qui pouvait importer, que prendre ces régimes pourtant bien connus pour leur maniement assez peu nuancé du paradoxe cela ne semblait plus même une idiotie, ou un scandale. 
Il s'était produit, complètement à notre insu, une sorte d'effritement de nos capacités logiques, évidemment plus elles se réduisaient à peu de choses, moins nous pouvions les utiliser pour nous frayer des voies critiques au sein des soubresauts de nos émotions. C'était sans issue et nous avions fini par ne plus pouvoir juxtaposer deux éléments contradictoires en nous apercevant qu'ils l'étaient, ça n'avait plus d'importance. Notre façon de penser était réduite à de fines lamelles qui se superposaient, s'effaçaient, et coupaient au bord acéré de leurs certitudes ce qui aurait pu être une sorte de fil les reliant. Ça n'avait pas d'importance.

Décapités nous sommes.