Le plus étonnant peut-être, c'était l'énergie avec laquelle la vie s'obstinait à suivre son cours, presque comme si de rien n'était. On sentait pourtant un poids, là derrière, une pression constante qui au gré des moments de la journée, au gré de nos états d'âme se faisait plus ou moins intense. Bien sûr, afin de ne pas la ressentir comme un joug à trainer seul, on regardait les gens autour de soi à la dérobée, tentant, par les signes qu'ils ne donnaient plus, de mesurer sur leurs épaules et de comparer avec les nôtres cette charge inhabituelle et ses conséquences sur notre vitalité. Parfois, on s'interrompait quelques instants et la larme à l'oeil, on observait tous ces signes ténus de la farouche volonté de survivre qui s'échappaient presque à l'insu de ceux qui les exhibaient, on avait envie de les approcher, de les serrer, de mettre en commun ces nouveaux carcans qui nous laissaient si peu d'espace pour nous rencontrer.
On se regardait les uns les autres avec passion. Nos prunelles dardaient sur l'état de santé de chaque passant leur incroyables capacités diagnostiques qui s'étaient révélées à l'occasion. Tout y passait, la tension artérielle, la température, la respiration et ses avatars, le niveau de haine envisageable au moindre faux pas aussi, de danger potentiel. Ce n'était déjà pas toujours facile de cohabiter avant mais l'omniprésence du risque total qui nous appelait à la vigilance partout, en faisant nos courses, en rentrant chez nous et en nous adonnant au culte quotidien de la Grande Info, en croisant les centaines de rappels à l'ordre et à la prudence, tout ce soudain déploiement d'aseptie et de passion prophylactique nous avaient sérieusement amoindri les réserves de compassion.
Lentement, au fur et à mesure des rebondissements, semblaient se créer deux groupes; ceux qui s'adonnaient aux délices de la peur et lui sacrifiaient toute lucidité et toute méfiance à l'égard du clergé des experts et les autres. Les autres bien sûr se contentaient de baisser un peu le front, cachés des représailles contre leur mécréance par les filtres anti-air qui empêchaient de deviner si la lueur dans leurs yeux, lueur ironique aurions-nous pu dire, était associée à un sourire narquois ou non.
Il y eu quelques algarades plus ou moins sérieuses, lorsque la tension se relâchait par hasard, au détour d'un rayon ou quand la maréchaussée s'exprimait avec un zèle excessif au regard des légères infractions commises. Il fallait tout de même bien pouvoir se gratter, bailler, manger un peu etc. etc. La dévotion avec laquelle certains appliquaient les nouvelles règles, tentant de bien montrer au monde comme ils étaient beaux et bons avait aussi le don, si l'on peut dire, d'en exaspérer plus d'un. On s'aperçut avec consternation que la génération qui aurait dû rejeter tout le fatras en masse, brandir des pancartes ou brûler des pneus était la plus docile, en arrivant à exhiber les signes de son aliénation comme un indice de sa conscience politique. On se dit que tout cela était un mauvais présage pour la suite mais comme la suite restait complètement incertaine, on verrait bien.