3.06.2022

Le Parti

Son bar, où chaque midi il servait le plat du jour,  simple, saucisse purée, plus fromage ou dessert à la demande, était juste dans le virage, au pied de l'église de Vaucelles, une église de style baroque     sans autre charme que sa position dominant tout  le quartier et son petit escalier menant au portail, mais, surtout, ce qui conférait un statut particulier à la situation de son estaminet, une sorte d'aura, c'est qu'il faisait face au bâtiment de la cellule locale du Parti communiste. Il suffisait, l'été, de traverser la rue, dans un sens ou dans l'autre, pour s'asseoir à la terrasse et profiter des tièdeurs estivales devant un café ou franchir la porte et se plonger dans les analyses collectives des freins  réactionnaires petits-bourgeois à la révolution prolétarienne. Les membres du Parti, adhérents, camarades, militants, distributeurs de tracts le dimanche sur la place du marché, venaient régulièrement déjeuner, s'en jetter aussi un petit en groupe, après les réunions, dans un climat détendu et plein d'enthousiame où se poursuivaient les débats et les discussions sur les enjeux des missions militantes à venir. Lui servait les bières, puis servait les bières en préparant derrière le bar quelques sandwichs au jambon. C'était, dans les circonstances, une clientèle plutôt facile, il se demandait, rarement, à peine, en écoutant les débats d'une oreille distraite, si c'était l'adhésion passionnée à l'idéologie marxiste qui effectuait spontanément une sorte de tri dans les thèmes de discussion ou les sujets de franche rigolade et si elle pouvait parfois, sans vraiment qu'on y prenne garde, générer un certain manque d'humour. Il ne s'autorisait pas non plus à noter que dans la droite ligne d'un égalitarisme pourtant tracé au cordeau, c'était souvent, toujours, les mêmes qui prenaient la parole, posant sur ceux qui les écoutaient leur regard scrutateur sans jamais vraiment s'enquérir de ce qu'ils pouvaient, auraient pu, avoir à dire. Il va sans dire qu'il se tenait du côté des scrutés mais il justifiait cette distribution plutôt contrastée des temps de parole en imaginant que le lieu et le moment de relatif relâchement après le labeur provoquaient cette répartition des interventions, l'intensité du port des voix aussi sûrement, et que, lorsque les camarades se retrouvaient pour des tâches plus dignes consacrées à la révolution prolétarienne, ce léger déséquilibre disparaissait sûrement dans les nécessités de l'ordre du jour.  Tout le monde l'appelait "Gros Fernand". L'adjectif "gros" s'était  ajouté à son prénom il y a longtemps, sans que quiconque y prête vraiment garde, pas même lui, et quoi que ressenti par moment un peu comme humiliant dans les premiers temps, il l'avait  rapidement complètement endossé, trouvant qu'il n'avait rien à redire à un qualificatif qui correspondait à la réalité et que tous semblaient avoir adopté sans difficulté.  Entendre ainsi le "Gros Fernand", "Hé Gros Fernand !", " Gros Fernand s'il te plaît !"  à travers la salle lui donnait une sorte de posture paternaliste, créait une sorte de lien familier qui lui assurait la fidélisation de cette clientèle si chère à son coeur et apparemment conquise à ses services. Il appellait lui aussi chacun par son prénom, et tout cela créait une atmosphère chaleureuse, quasiment familiale où, parfois, on allait même jusqu'à oublier la nature de ce qui faisait se retrouver des gens si différents autour d'un Ricard ou d'une pression. De toute façon, en règle générale, lui, il était d'accord,  il était d'accord pour tout. La position de son commerce ne pouvait pas, on le comprend, permettre la moindre position un peu polémique ni l'amener à poser des questions mal venues dans un tel consensus idéologique. Et de toute façon la politique,  il n'y comprenait rien, ça ne l'intéressait pas du tout. Il ne comprenait pas qu'on puisse imaginer pouvoir changer le monde avec des idées ni, surtout, de qui ils pouvaient bien parler quand ils disaient "le peuple", mais comme "le peuple" semblait une sorte de mot-clef, de totem et que tous à part lui, les adeptes, les affiliés, les camarades, étaient apparemment unanimes sur ce que c'était, "le peuple", il ne pensait pas même possible de demander des précisions, des explications, supposant que si lui ne comprenait pas, c'était par faute de finesse politique et la politique, non, vraiment ça n'était pas du tout son truc.   Le terme de "classe" le laissait également perplexe,   lui-même, avec son établissement dont il allait rembourser la dernière  échéance dans quelques mois, à quelle "classe" appartenait-il,  malgré ses douze à quinze heures de travail quotidien, pouvait-il  se considérer comme faisant partie du prolétariat ? En cas de victoire du peuple dans la lutte des classes, serait-il dans la catégorie onnie des propriétaires bourgeois ? Dans la phase d'étatisation de biens, la seule voie vers le Communisme, lui confisquerait-on son outil de travail ? Il avait tenté une ou deux fois de poser ces questions qui l'encombraient un peu à quelques membres du Parti lorsqu'ils s'attardaient  le soir et que tout le monde ou presque était parti. Les réponses étaient assez floues, se voulaient rassurantes avec le "qu'est-ce que tu vas chercher là ?" qui venait cacher une légère gêne passagère et elles ne l'avaient pas vraiment convaincu qu'il ferait légitimement encore partie du Monde meilleur une fois effectué l'avènement du Grand soir. Afin de mieux envisager l'avenir, l'idée d'un retour aux sources, la lecture des grands textes, Lénine, Marx, ou, par exemple, le petit opuscule de Staline "Pour une vie belle et joyeuse"  l'avait même effleuré mais il n'avait pas le temps, ni l'énergie de leur sacrifier ses quelques heures de repos quotidien. Lui, c'était les commandes, la vérification des livraisons, la poignée du distributeur de pression  à faire briller et toutes ces tâches  qui poussaient les heures de ses journées, de six à vingt et une heure chaque jour que dieu fait, parfois plus tard quand les soirées se terminaient dans les chansons et la danse et que tout le monde s'adonnait aux rituels cathartiques et aux fièvres des Bacchanales de la vraie gauche. Il oubliait alors complètement ses inquiétudes sur les issues de la lutte finale et regardait  toute cette frénésie d'un oeil bienveillant, les couples qui se faisaient et se défaisaient sur sa terrasse le laissaient tout attendri, ému presque jusqu'aux larmes face à cette libération collective s'effectuant chez lui, juste devant l'alcôve sacrée de la révolution prolétarienne à venir. L'élite communiste dansait sur sa terrasse, ce n'était pas rien, évidemment toujours mélangée à quelques éléments plus hésitants quant à leur orientation politique mais qui participaient avec une même ferveur aux libations. Tout cela était une forme de reconnaissance, de gratification de toute son existence et de son dur labeur quotidien.  Il deviendrait le tôlier de l'Internationale, hydraterait sans limite les gosiers des cadres du Parti. Afin de maintenir une sorte d'équilibre dans les réciprocités, de temps à autres, quand la clientèle n'était pas trop nombreuse, il se fendait d'une tournée générale. Parfois, aussi, il acceptait d'arroser tel ou tel évènement politique majeur avec elle, levant son verre de grenadine à la santé des Soviets, du Komsomol et à la lutte finale. Jamais il ne se serait permis de faire la moindre remarque sur le temps que cette lutte prenait pour aboutir, ni sur l'évidence d'une baisse très nette dans le nombre des adhésions ces dernières années. Le Parti, le mot, à lui seul continuait de l'enfiévrer, par procuration,  continuait de réveiller en lui les soubresauts de la fraternité et de la cause commune. A chaque fois qu'il entendait parler de l'URSS, se faisait en lui un silence quasi religieux, une forme d'adulation muette pour son succès gigantesque. Même si il ne pouvait en faire une sorte d'affaire personnelle et si au fond, il avait pu endosser les couleurs d'un autre mouvement si son bar avait été situé ailleurs, la fréquentation quotidienne des membres, leur engagement si loyal à la cause de la révolution et surtout les heures de discours autour des stratégies pour la mettre en oeuvre avaient fini par organiser, comme ça, sans grand effort de sa part, toute sa pensée. Il se surprenait à utiliser des arguments presque mot pour mot, simplement parce qu'il les avait entendus  développer par hasard au court d'un repas. Avoir ainsi réponse à un certain nombre de questions un peu complexes lui permettait de garder la face, de se sentir fermement arimé à la réalité et sûr de son fait.  Toutes ces phrases s'imposaient d'elles-mêmes, lorsque le besoin de défendre la cause se faisait sentir ou qu'un client non initié ou chicaneur entamait les polémiques sur les dégâts du Stalinisme ou l'échec économique de la Russie. Il trouvait immédiatement matière à répondre, à contrer, à clouer le bec fielleux de tous ces réactionnaires par quelques formules bien senties.

Ce qui ne nous tue pas ... N°2