Rencontre, une nouvelle fois, avec les charpentes idéologico-morales de notre époque formidable : " Il faut que les enfants apprennent à manifester leurs émotions, et à lire celles des autres.", retour donc à la case de la pensée magique de la "Compassion" et de "l'empathie" comme méthode éducative, baume du Tigre et antispasmodique universaux.
Le sujet majeur ici serait celui de la place des enfants et d'une certaine façon du rôle qu'on cherche à faire jouer à l'"enfance", concept au fond très fluctuant, très malléable et toujours porteur d'une sorte de culpabilité collective mal définie mais omniprésente sur ce qu'"ils " auraient la mission de racheter pour nous et nos erreurs passées. Le mythe de cette rédemption par une soudaine clairvoyance des générations à venir a la peau dure faute d'avoir du plomb dans la cervelle.
Ce sera pour plus tard, ça mûrit lentement, mais avec la sérieuse conviction que ce rapport délétère mais omniprésent entre la "jeunesse" prise comme une sorte d'Eden, de qualité "en soi" et les "adultes", autrement dit la génération qui l'a engendrée est un des maux souterrain majeur et une des manifestations à peine voilée de l'écrasement et du déni de la passe, de la transmission comme structure sociale essentielle. Mais nous y reviendrons...
Ici, ce qui est postulé, et comme toujours en ces temps lobotomisés de l'argument, sans un soupçon de développement, c'est que d'une part les enfants "n'exprimeraient" pas leurs émotions. On s'étonne et se demande si les rédacteurs de ce genre de propos ont jamais mis les pieds dans un lieu scolaire, à quelque niveau que ce soit. Car si c'était le cas et si ils ne se contentaient pas de balancer des hors-sols issus du Catéchisme progressiste, ils se rendraient vite compte que cette "expression" sanctifiée est partout, tout le temps, dans une sorte d'hyper- excitation viscérale et que pour les éducateurs (continuons à faire semblant de croire que c'est ce qui est attendu des adultes dans ce contexte), cette enfance est avant tout, uniquement, émotionnelle et que la part essentielle de leur "mission" est de réguler, canaliser, autrement dit civiliser cette part/ afin de conquérir des espaces apaisés collectifs où, tout simplement puisse s'effectuer un travail.
D'autre part, il est postulé à travers cette formulation que cette expression serait avant tout une ouverture vers une sorte de vérité de soi, et de l'autre, omettant le fait que la plupart du temps, les émotions en jeu sont d'une violence et d'une destructivité qui pour être haut perchées sur l'échelle de Richter de l'émission d'adrénaline, n'ont en rien vocation à exhiber une vérité quelconque. L'envie, la jalousie, la colère, la cupidité, la possessivité, la frustration, le besoin de vengeance, la froide excitation face à la douleur infligée, le besoin d'humilier, toutes ces charmantes mises en actes du rapport ontologique à l'autre ont une urgence à se manifester qui l'éradique et l'aliène comme objet. Leur intensité, leur omniprésence dans les registres des malédictions punissables en enfer montrent si il en était besoin, que ce sont les traits majeurs de ce que notre espèce cherche à juguler, à dompter ou à punir. Apparemment sans grand succès. Ce n'est donc pas face à la libre manifestation de ces passions tristes que nous sommes embarrassés mais plutôt face à ce que nous sommes supposés en faire pour maintenir un niveau de sociabilité supportable. On se réfèrera ici aux innombrables passages à l'acte des violences quotidiennes pour simplement accentuer le fait que nous ne sommes pas dans une carence émotionnelle culturelle mais plutôt dans une surcharge, une saturation, une incontinence émotionnelle comme la nomme David Foster Williams.
On se laisse à envisager que quand ces Dames patronesses post-modernes préconisent l'expression des émotions, ce n'est pas à celles-ci, plutôt inélégantes, qu'elles se réfèrent mais à celles plus subtiles et discrètes ressenties par leurs "victimes" : tristesse, sentiment d'injustice, peur, soumission. Et certes, certaines d'entre elles, souvent condamnées à la solitude pourraient se soulager un peu à se confier à quelqu'oreille comme on dit "bienveillante".
Seulement là, le bât blesse, la "bienveillance", l'écoute ou simplement la capacité à repérer celui ou celle qui ne va pas au mieux et se cloître dans le silence, ne sont absolument pas, ne seront jamais les fruits d'un enseignement quel qu'il soit. Le média espéré est celui d'une sorte de matière inculcable, sous forme de lieu de "parole" , "entrainement à l'écoute", "partage" etc. où la possibilité de nommer ces émotions sous-jacentes face aux autres aurait vertu pédagogique et serait la voie enfin découverte vers un monde meilleur.
Outre l'incroyable outrecuidance de cette présomption, tout à fait dans l'air du temps, les prémisses sont fausses en ce qu'il est postulé que chaque enfant pourrait se voir ainsi, en fait, simplement dédouané, libéré de ces émotions en leur donnant une sorte de légitimité à travers le regard du groupe ou en répondant aux sollicitations des adultes. On a ici un nouveau paradoxe qui met en scène simultanément la valorisation sans limite du "ressenti" , devenu une sorte de baromètre de l'entendement, et sa nécessité de disparition à travers la catharsis présumée du groupe de pairs bienveillamment rassemblé par l'éducateur.
Il s'agit aussi de fantasmer une sorte de lien social où ce contenu émotionnel tant chéri pourrait se suffire, comme une sorte de pot pourri à alimenter en permanence qui étalonnerait la valeur de tout acte ou de toute parole uniquement en fonction de ses capacités à déclencher son quota d'hormone. Toute la célébration de ces messes cathartiques n'ayant comme but que l'élimination de leur objet.
Evidemment, les questions qui se posent, parallèlement au point si sensible de ce qu'on fabrique avec "l'enfance", touchent les domaines de l'élaboration, de, disons-le, la sublimation, dans le champ éducatif, enfin de tout ce qui peut transformer une civilisation en autre chose qu'une sorte d'orgie émotionnelle à ciel ouvert où la toxicité des grandes causes comme marque de vertu aurait recouvert tout le champ du doute et de sa capacité créative.EG