Chaque culture doit s'en prendre à son tragique. Le cultiver, le fixer plus ou moins droit dans les yeux, l'attacher au flux de ses fantasmes collectifs et de ses définitions instables de l'Humanité, condamnée qu'elle est à redéfinir sans cesse sa place au monde. A ce tragique, matière première informe et terre originelle, il est nécessaire de donner une forme esthétique et des contours moraux pour éviter de le voir envahir le champ du politique et acculer sa dimension mythique aux reconductions incessantes et triviales du pénal ou aux aveuglements du passage à l'acte idéologique.
La voracité métaphysique de la culture anglo-saxonne triomphant dans le "rêve américain" a presque réussi à réduire à néant cet espace, pourtant essentiel pour la survie civilisationnelle, de l'impasse ontologique et du sans-issue fondateur. La réduction du tragique à son enveloppe religieuse ritualisée et hystérisée ou à l'accumulation d'horreurs reconduites sans cesse dans le Réel, l'ont décomplexifié, c'est à dire limité à une réponse univoque et normée attribuée une fois pour toutes comme consistance, matérialité de la présence inéluctable de l'impossibilité du choix sans reste et du néant signifiant présent en nos vies en tant qu'espèce.
Les vicissitudes du pragmatisme et la toute-puissance mortifère du scientisme injectées comme le lit unique de la réalité ont réduit chacun à croire qu'il était possible, nécessaire pour exister d'éliminer le concept même de tragique comme un des indicateurs d'une pensée "négative"et donc supposée inefficace et de chercher le "bonheur" au sens limité d'une absence de frustration, comme une entité accessible et évidente, suffisante également. Il s'agit pour valider cette réussite, de devoir exhiber les signes matériels de ce "bonheur" comme témoignages uniques de l'achèvement personnel et du sens exclusif à donner à l'existence comme conquête ; signes matériels reflétés en miroir dans le regard scrutateur du Grand Manitou social évaluant sans discontinuer le poids de la vie et sa valeur et la responsabilité individuelle à l'égard du code quasi unique de ce qu'il désigne comme étant la seule réalisation de soi possible, car quantifiable.
Le devoir d'être partie prenante de ce rêve, devenu de plus en plus opaque quant aux chemins à suivre pour l'atteindre, a réduit la quête existentielle, marche simultanément solitaire et collective vers la perception et la métaphorisation de son propre tragique comme berceau civilisationnel commun et terreau du sacré, à une confrontation chargée du poids de la faute, non comme prémisse métaphysique mais comme clivage jamais vraiment réduit, même au prix faramineux des fortunes obscènes acquises pour le combler, entre l'individu et son image sociale jamais parfaitement achevée. Vêture éphémère, jamais pleinement satisfaisante et sans consistance, n'ayant de masse que celle de son prix sur la marché : fièvre spéculatrice, musique marchande, tenues de gala, films développant les mêmes thèmes et réduisant l'imaginaire collectif à leurs archétypes, tout un spectacle reconduit à l'infini comme seule preuve de l'ultime succès, de la valeur absolue enfin atteinte.
L'impasse tragique est occupée, saturée des formes du possible, dans un bain collectif où les corps s'immolent, se castrent et se plient au désir toujours insatisfait, portant à eux seuls le poids du destin et celui du vide devenu irreprésentable et cherchant dans une manipulation infinie des possibles favorisés par le leurre technologique à faire coller le fantasme de l'achèvement avec son envers réel.
Mais même en semblant initiées dans une sorte de religiosité progressiste, ce sont des formes déjà connues, déjà dessinées par d'autres comme sorte de récit premier inatteignable inhérent à toute culture, même si l'aventurier l'ignore et si il croit en être le géniteur : c'est ailleurs et plus tard que se réalisera cette complétude, qu'il suffit de vouloir suffisamment intensément pour la conquérir. La mise en scène si classique du Road movie est peut-être une des matérialisations de cette quête dont même les plus essentielles des manifestations sont codées. "Nous allons partir", le véhicule est en lui-même le seul bien possédé et l'objet permettant l'accès à cet autre lieu où nous pourrons enfin "être nous-même", ce lieu où nous pourrons nous enraciner comme dans une sorte de "chez nous" psychique et matériel enfin atteint. La frontière à franchir donnant elle aussi l'appui fantasmatique à cette fiction des possibles. comme limite franchissable pour trouver le lieu de la complétude.
Ce lieu dont l'existence est supposée unique mais qui peut se trouver partout, et qui par son fantasme devient cet accomplissement projeté lui-même sans plus personne pour l'habiter. La clôture sur soi de ce mythe du départ, réduit à la découverte d'un autre lieu qui corresponde à la recherche d'une réalité qui est déjà trouvée n'est pas perceptible autrement que dans l'intègration d'un script unique, toujours à la fois excité et refoulant de toute son énergie son désespoir, que ce soit dans la réalité, le récit ou la fiction.
La dimension tragique de cette "route" idéalisée comme devant mener "ailleurs", c'est à dire là où les codes, les règles, les opportunités pourraient être autres enfin et correspondre à l'attente toujours déçue mise en scène dans la fiction du départ ne peut pas apparaître ni être élaborée au niveau culturel car elle impliquerait une reconnaissance du fait que quoi que soit cet élan pour l'autre lieu différent, c'est toujours vers le même qu'on tend. La dimension mortifère de cette clôture ne peut pas cohabiter avec le mythe d'un point de la réalité à atteindre, comme une ouverture possible du monde effectuée sous sa propre responsabilité et qui porterait en elle-même tous les atouts d'un Soi enfin accompli et comblé.
La mise en scène du déplacement, échappée, fuite, nouveau départ, renaissance, est un des thèmes récurrents de la fiction nord-américaine, passage quasi initiatique, "prendre la voiture" et rouler se substituant paradoxalement à un arrêt du temps sur quelque possible achévement toujours déplacé. Le tragique est là, dans le fait que cet achèvement inaccessible est la seule marque de la valeur possible de toutes les existences, attribuée d'une façon inéluctable sur la balance sociale de l'obtention des prix mais que cet élan cohabite avec le savoir clivé portant sur le fait que, par essence, ce déplacement ne peut mener "nulle part ailleurs" que dans un monde aux régles immuables, sans issues et déjà connues, réduit au fonctionnement d'un système. EG