Deux massacres en quelques heures, des enfants tués par des adolescents cette fois.
Bien sûr, l'horreur. Mais afin de sortir de la stupeur, on peut commencer par relever la quantité incroyable de faits de cet ordre depuis les années 1980 répertoriée dans Mother Jones. on peut y lire une forme de "pratique sociale" stable à travers le temps.
Elle déclenche les mêmes appels à la régulation, les mêmes larmes des mandatés de la vertu, les mêmes accusations selon le cas, d'extrême-droite, d'athéisme ou de racisme latent, les mêmes prises de position des politiciens en charge, criant au scandale, soutenant les familles. Presque mot pour mot, à chaque fois, la même messe commémorative, les mêmes résolutions, les mêmes plaintes et l'oubli qui se réveille quelques mois plus tard pour un autre massacre ailleurs dans le pays.
Évidemment l'immobilisme ou le peu d'évolution conduisent à se demander comment il est possible que de tels faits monstrueusement communs, et marquant comme une sorte de symptôme morbide l'identité nationale n'aient pas depuis si longtemps pu trouver une sorte de "solution". Les lobbies des armes sont une réponse, la législation sur le port d'arme en est une autre mais ça ne peut pas suffire à comprendre comment, sinon pourquoi, ces pratiques sont si fréquentes, touchant presque le champ du banal dans leur horreur même.
On commencera par associer cette sorte d'inertie à d'autres questions sociales brûlantes qui demeurent d'une campagne à l'autre en suspens, comme la couverture pour tous des assurances médicales, sans cesse remise en jeu et demeurant comme un thème quasi incantatoire, le premier mandat de Obama a nourri de ses volontés de mise en place d'une couverture maladie des mois, voire des années de débat sur les médias, donnant la curieuse impression d'une réforme impossible à mettre en œuvre. On se rappellera aussi les délais incroyablement longs de l'enquête menée pour mettre au jour les implications supposées de T. et de la Russie dans le Russiagates, on trouvera étrange le manque de soumission du dossier au public et l'absence de tenue d'un procès digne de ce nom lors des années qui ont suivi le 11 septembre, laissant grande ouverte la porte aux théories de tous ordres. Et on constate à chaque fois comme ces questions qui sont toutes de l'ordre d'une dynamique politique restent en suspens, revenant telles des âmes damnées hanter les vivants.
On peut lier cette absence de capacité à trouver des solutions fiables et pérennes à ces crises à plusieurs facteurs. Certains largement silencieux et agissant comme des éléments refoulés ou pire, absents des consciences collectives. Le film de Bobcat Goldthwait, datant de 2015, "God bless America" avec John Murray dans le personnage principal est à cet égard une démonstration très claire de ce qui rend la question des armes et de leur usage insolvable. Le héros est un être sensible, intelligent et complètement décalé par rapport aux homo-consumeris qui l'entourent au travail, dans sa famille et qui tous jouent le même scénario, pensent avec les mêmes stéréotypes, sont tous regroupés autour des mêmes programmes télés dans des bulles individuelles fermées à toute pénétration extérieure : une société modélisée, décérébrée, lieu d'un ennui aisément frustré et d'un besoin reconductible d'excitants pour lui redonner accès à ses sensations. La crise qu'il traverse l'amène à vouloir "régler" lui-même certains comptes avec ce que son monde est devenu et qu'il déteste au plus profond de lui. Mais sa façon de réagir et de faire place nette est de TUER, à l'arme à feu, tous ceux qu'il juge dépravés, sans sommation, sans jugement évidemment, avec une facilité et une rapidité à peine imaginable pour un individu ordinaire et considérant, un peu comme dans l'application de la peine de mort, que la disparition réelle de l'individu, sa mort immédiate est la même chose que la disparition de ce qui l'a produit et qu'il a produit dans sa vie ou de ce qu'il incarne dans son rôle social et dans ses représentations de ce dernier.
On voit dans ce film indépendant et peut-être dans tant d'autres plus orthodoxes où la mort par arme à feu est une quasi recette inamovible d'écriture de script, à quel point le fait de tirer et de tuer dépasse de loin la simple mise en acte d'une pathologie, réponse immédiatement donnée à chaque fois pour éclairer un domaine complètement incompréhensible, ou l'influence pernicieuse de groupes extrémistes sur les réseaux. C'est, dans la réalité, une réponse, une forme de substitut à la parole, un point mort entre la perpétuation et l'autre, qui perd complètement son statut de sujet pour devenir un symbole de ce qui est rejeté ou haï. La plupart des massacres de masse sont sans bénéfice attendu de la part de l'exécuteur. On peut vraisemblablement en tracer un portrait type, faire l'anamnèse des cas et y trouver des points communs, mais ce qu'on ne peut occulter si on souhaite voire évoluer ces pratiques justicières insanes, c'est qu'elles font partie, complètement, de la culture où elles sévissent. Que en arrière plan, l'imaginaire du justicier fou est là depuis la création de cette nation et hante les mythes des cultures germaniques anciennes, et que la nation entière lui voue, au moins d'une façon légale à travers ses fictions, une sorte de culte. Il est, dans tous les scénarios qui confortent son profil, toujours vainqueur, toujours porteur d'une part de la loi du talion au nom d'une vision personnelle de la justice, qu'il concède à ses compatriotes en faisant ce qu'ils n'osent pas faire. Il a une mission de nettoyage et cette mission exhibe la force de son courage. Et au regard de la saturation de ses archétypes dans l'imaginaire enfantin dès leurs premières années, renforcée par la présence dans de nombreux cas d'armes à feu, de leur véritable culte dans la plupart des foyers, présents là comme des évidences et, surtout, des symboles de la liberté individuelle à l'égard de l'autre, supposé dangereux potentiellement et brandies comme une marque de force et de protection de soi ou de sa famille, ces passages à l'acte sont, disons-le, "normaux". C'est à dire pas nécessairement l'objet d'une "simple" crise psychotique individuelle.
La liaison : j'ai un problème, je tue, sans état d'âme et sans hésitation peut sembler surprenante et assez primitive dans nos mondes à racines latines, ayant élaborés cette mentalité du coup pour coup (quelle que soit la nature du coup reçu d'ailleurs) et transformés cette jungle de la vengeance en code pénal mais c'est bien de cela dont il s'agit, au-delà des droits de port d'arme, de législation pour les individus repérés etc, il y a un défaut majeur de champ symbolique, de moyen d'élaborer des situations de tensions internes et de pression sociale autrement qu'en "liquidant" un élément encombrant de la vie fantasmatique en le faisant disparaître dans la réalité.
On fait l'hypothèse osée que, d'une certaine façon, ces passages à l'acte, un peu comme les temps des sacrifices collectifs dans d'autres civilisations ont une fonction pour la communauté nationale entière. Qu'ils jouent un rôle de catharsis négative en mettant en scène ce qui lie l'histoire même de leur nation à la notion de justice, de pouvoir et d'arbitraire du destin.
Il est à noter que la mort fictionnelle si répandue dans les productions est à chaque fois immédiate, propre en quelque sorte et non, comme c'est pourtant le cas dans la réalité, source de lente et insupportable agonie. Ce n'est en fait pas la mort elle-même qui est recherchée à travers ces passages à l'acte mais la pure et simple disparition d'individus, quels qu'ils soient, avec lesquels on ne veut pas avoir à faire. Pour ce qu'ils aiment, pour leur âge, leur couleur de peau, leur religion ou n'importe quelle autre raison.
Les éradiquer n'est pas une disparition cherchée de leurs corps mais de la place qu'ils prennent dans la logique des représentations de ce qui est légitime, normal, acceptable dans l'imaginaire de l'exécuteur.