Ce qui nous lie aux livres n'a jamais été le fil des "coups de cœur", des promotions, des suggestions de lecture de l'enseignement "supérieur" ou des prix littéraires, par une sorte de snobisme militant, une ascèse détoxifiante, la règle est de ne jamais lire ceux dont on parle, ce qui n'est pas vraiment compliqué puisque ceux qui parlent, on a décidé, comme un vœu de ne jamais non plus aller plus avant dans la bouche de leurs médias ni de leur sacrifier nos oreilles et nos idées.
La bibliothèque s'est donc construite petit à petit, au gré des références de bas de page qui promettaient d'être stimulantes et en privilégiant surtout tout chercheur, auteur qui puisse permettre de donner quelques-unes de ses clefs pour lutter au mieux contre les rails que chacun se sent pousser entre les lobes frontaux et tenter surtout, non pas de faire ou du moins de trouver sa place, on a abandonné cette présomption depuis longtemps, mais de prendre un peu de hauteur. Pas de recul, qui impliquerait l'abandon ou la négligence de certaines de valeurs construites elles aussi à la sueur des illusions, mais de saine distance qui puisse aider à repérer les long cours des changements de mentalités, des impacts d'idéologies comme sorties de nulle part, des aliénantes faces des bons usages sémantiques qui pèlent le langage jusqu'à n'en faire plus qu'une sorte de toile rêche et susceptible que chacun arbore en ayant la certitude qu'elle est sienne.
C'est une façon, par toutes ces lectures, de chercher des voix qui puissent aider à avancer sur le fil ténu à tenir tendu entre ce monde et soi, hors de toute croyance, de toute certitude, mais avec celle au moins que certaines réductions d'ouverture d'esprit totalisantes et donc radicalement simplistes ne donnent qu'un outil pour creuser nos tombes en chantant.
Donc, sur ces étagères, suivant le cours de pensées que seule ma chienne partage, s'exerce une sorte de priorité, quasi instinctive, qui me dirige vers tel ou tel ouvrage, avec qui je passe plusieurs jours et qui me donne, plus ou moins, du grain à mieux moudre.
Il y a quelques temps, j'ai été poussée si on veut vers ce livre de poche qui est pourtant là depuis très longtemps, sur l'échelle élastique du temps et sa passion pour le présentisme, très longtemps, c'est vingt ans.
Écrit donc en 2000, évidemment cette simple date appuie une nouvelle fois là où beaucoup de choses font et vont mal, c'est à dire sur la peau sensible de la construction de l'expérience, de la digestion plus ou moins aisée du passé, ici proche, qui sont les appuis de ce qui nous taraude et dont on a acquis, têtes vissées que nous sommes, la certitude qu'ils sont auto-générés, venus de rien ni de nulle part, sauf d'une sorte de vérité transcendante qui à elle seule effacerait toutes ses racines, toute sa mémoire et les relèguerait dans les fosses des crimes contre une humanité dont plus personne n'a envie de défendre l'essence, ni la tragédie, ni la solitude vertigineuse.
Ce livre a été comme une sorte d'écho à tant de questions qu'on dira brûlantes sur notre actuelle torsion du rapport à la quête de vérité comme joug, comme clause vitale. Une bouche d'air qui crache la seule chose acceptable pour tenter d'assainir les miasmes d'une prolifération d'automatismes doctrinaires, de postures aux torses gonflés hurlant à la bienséance de toutes les castrations envisageables, d'un "système" de construction de la pensée autrement dit, ravageur, impudent, animé par des fulgurances de pouvoir absolu qui lui donne un haleine rance et agglomérant sans frémir les maux dont il souffre et leurs remèdes, engonçant tous et toutes dans une sorte de planification à la fois hystérique et ennuyeuse des causes et des entendements, déversant à coup de néologismes sans nuances et de lamination de toute la perniciosité du langage, sa soupe populaire où sont mêlés corps, esprits, désirs et troubles, tous identifiables, aseptisés contre la passion grâce à quelques acronymes que chacun revêt comme sa toge, son bréviaire, sa façon de se dire et pire, sa façon d'être. Sans plus pouvoir même envisager qu'il n'est de "condition" humaine que soumise à l'obscurité et aux tourments d'une frustration ontologique que nous nous devons d’habiller de notre mieux tout en sachant que c'est en vain.
La vivacité et la précision chirurgicale de ce texte en font un de ceux qui sont venus placer quelques repères dans un paysage de désolation à la fois morale, esthétique et intellectuelle où ne pouvait absolument s'appliquer pour nous cette propension à éliminer l'être au profit d'une " identité" quelle qu'elle soit, au profit d'une appartenance fût-elle multiple à des groupuscules de peaux ou de vulves plaintifs et d'une violence à la hauteur du déni de leur imposture.
Dans un climat quasi persécutif où toute revendication ne s'effectue qu'avec la poussée masochique d'une vision exclusivement victimaire et où tout ce qui tendrait, pour des raisons de salubrité intellectuelle à vouloir se démarquer de cette geôle stérile ne peut se voir que reclus dans la futilité de quelques appellations se voulant des insultes, elles aussi condamnées à être sans étoffe et ne jamais s'entendre répondu par le mouvement libre des idées, ouvrir ainsi quelques pages par hasard en y trouvant le même genre de révolte et de colère que celles qui malgré soi habitent vos journées contre une sorte d'orchestration paranoïaque des désirs de l'espèce toute entière, la régression infinie de la raison et sa plongée dans les légitimités du mensonge et du charlatanisme donnent le sentiment d'avoir tout de même, quelque part, quelques comparses qui refusent de s'engouffrer dans la lame de fond des puritanismes pervers.