8.01.2022

Trop bien

 Aux mots arrive la même chose qu'aux corps, ils s'usent lorsqu'ils s'échauffent, ils se dégonflent, se vident et se dissocient de cette réalité qu'on peine tant à circonscrire sans avoir le sentiment qu'elle nous appartient et qu'on est elle.
Dites-moi.
Lorsque à chaque conversation téléphonique, de celles qui servent à maintenir un lien dans une sorte d'urgence pour des actions qui sont devenues essentielles et perdent tout de leur place sur l'échelle des insignifiances pour occuper tout votre esprit, votre temps, lorsque après avoir rappelé la liste des courses, vous terminez, chaque fois, par un "I love you" I love you too", amant, fille et fils, époux, parents I love you.
Dites-moi, sous cette épaisse couverture de formalisme parce qu's même à rassurer mais s'effectue sans que quiconque se demande même seulement quelques secondes : " Qu'est-ce que je dis ?", qu'arrive-t-il donc à ce " love" ?
Qu'en fait-on si à se dévoyer plusieurs fois par jour, il en vient qui sait, un jour à devenir indispensable à dire... vraiment ?
Que restera-t-il de ce qu'il était supposé effectuer comme travail de liaison, approximative mais essentielle, entre ce qui remue et pèse en soi et ce qu'on se sent, soudain, tenu d'exprimer ?
Ce "I love you", tout comme cette débauche d'adjectifs mélioratifs dont Trump a été comme un émissaire public mais qui ponctuent tous les rapports à l'autre sans jamais dire vraiment quoi que ce soit,  usés jusqu'à la transparence, comment lui garantir encore un peu de vivacité, un peu d'efficacité sur le chemin d'un langage qui sonne pour nous comme un allié ?
Un peu de justesse quant à sa capacité à s'effacer non pas sous son usage immodéré, non pas sous les abus de son rôle et sa triste banalité mais sous les impératifs de notre besoin ?
Nous sommes pris dans un déluge d'exponentiels, de superlatifs, quant le "trop" remplace le "très" que reste-t-il au pouvoir de dire quand quelque chose vous percute et se révèle insupportable ?
La connaissance des processus de massification est pourtant sans pitié : toute ordinarisation, toute normalisation est toujours un pas vers la misère subjective.
De tout :  peur, catastrophe, monstruosité, intense passion et leur dévoiement sous forme d'image ou dans l'usage de descriptifs ayant perdus leur fonction initiale de suggestion, c'est à dire de liberté de chacun de leur récepteur de faire son chemin seul entre ce qu'il perçoit et ce qu'il en connaît, veut en connaître et en dire,  mais seulement utilisés pour déclencher ce qui est déjà balisé, déjà là, bien sérié dans l'éventail des émotions identifiables parce que déjà nommées et déjà cadré par les mêmes termes, chaque fois, sans recherche, sans hésitation et sans surprise,.
C'est un aveu, celui qui laisse entendre à qui veut prêter l'oreille que cet usage immodéré, consumériste et surtout restreint et uniformisant de la langue est entrain de montrer ses limites, comme celle de ses ressources  qui, aussi étonnant que cela puisse sembler, ne sont pas inépuisables et s’appauvrissent à être surexploitées.
Il a aussi cette effet mortifère sur les sujets qui dépendent de lui d'élaguer tout du pouvoir du langage en  lui retirant toute distance et donc tout jeu possible, dans lequel se glisse la poésie par exemple mais aussi n'importe quelle association, n'importe quelle métaphore comme création unique et irremplaçable de chacun pour devenir cette grande voix globale monstrueuse d'insignifiance, tenue à chaque superlativisation de se reprendre, de jeter les termes devenus obsolètes et de toujours, comme dans les films pornos, toujours tenter la surenchère pour déclencher les mêmes émotions.
Mais cette sorte de censure du pouvoir de la langue, l'énergie obsessionnelle à vouloir la cadrer, la mesurer et la censurer de tout ce qui peut dépasser, tout en donnant dans une sorte de surenchère voulue provocatrice mais aliénée aux mêmes limites de la pauvreté sémantique, cet usage immobilisé des mêmes "expressions" qui n'extraient plus rien qu'une sorte de jus fade et nécessitant toujours quelques additifs pour se maintenir à jour, ne pas sombrer dans les fosses de l'oubli des amnésies collectives entraîne avec elle une sorte de mutité des affects, un planification des champs de la complexité subjective, normalisée, évidée de sa substance au profit d'un laïus

Décapités nous sommes.