9.10.2022

Des têtes à claquettes

Des têtes à claquettes
Une fois de plus, on se retrouve assis sur le même banc que Le Causeur, pointant avec un soupir l'hérésie vestimentaire de certains lycéens et désolée de devoir sembler partager les mêmes points de vue que la Poissonnière en chef de ce magazine franco-franchouillard d'une lecture si souvent fastidieuse et prévisible.
Par contre, ce qui nous sauve d'un amalgame qui nous ferait engloutir dans ce qui peut vraiment se décrire comme la Droite et nous laisser relativement indemne sur les bas-côtés d'une approche politique ouvertement "réactionnaire", au sens premier du terme, ou, disons, "réactive" pour ne pas froisser, mais absolument, définitivement hors-parti, c'est l'angle d'attaque de la question, que cette personne croit possible de "résoudre" en interdisant les claquettes dans tout le champ public, c'est à dire en maniant le fouet du jugement moral, du jugement de valeur et évidemment de la condamnation plutôt que d'inclure ce phénomène dans une approche analytique plus vaste et plus approfondie en laissant ses propres goûts vestimentaires de côté. Il s'était d'ailleurs produit la même disons... rencontre dans un article sur la frénésie globale des tatouages où seul le "bon goût" parisien bourgeois avait été choqué sans tenter de comprendre comment et sur quelles représentations d'eux-mêmes ces "modes" s'imposent collectivement aux individus.
Les claquettes donc, semblent venues de nulle part et devoir tenter de s'imposer en tout temps tout lieu et nous avons le nez scotché sur leur inconvenance non sans noter qu'elles arborent les étendards de grands constants du "casual" Adidas and Co. et leurs prix.
Ce qui est à remettre dans un contexte beaucoup plus vaste est la fonction de ce choix vestimentaire, comme d'ailleurs celui de tant d'autres costumes actuellement portés en toutes circonstances et montrant tous le même manque de "tenue".
On est dans un monde où tout peut passer les limites, temporelles, matérielles sans devoir changer, ni attitude, ni vêture, ni usages, ni paroles,.
S'offre à nous un monde sans bord, fluide non au sens de malléable mais au contraire au sens de privé de consistance.
Nuit, jour, sommeil, éveil, repos, travail, toutes ces bordures créant les temps spécifiques et leurs contenus et donnant à la fois rythme et cadre aux existences ont évacué les espaces psychiques pour laisser place au "comme je veux", bannière de l'axiome de la liberté ultime, celle de son corps, celle de ses choix, supposés effectués dans une indépendance complète des "vrais mois", alors que tous, sans exception, obéissent sans la moindre conscience d'être aliénés, aux poussées des mimétismes, de la fusion groupale portée par les "tendances".
En somme, à la question : Pourquoi dis-je ou fais-je ceci où cela, pourquoi vais-je me faire tatouer le portrait de Gandhi sur la fesse gauche ? n'a succédé que la question : Pourquoi pas ? Au titre d'une "expérience" toujours supposée nouvelle, qui délimiterait ma liberté, mon courage politique aussi, formulé dans ce que je choisis d'exhiber même si je ne peux rien en dire, ma marginalité, en me permettant de correspondre trait pour trait au modèle imposé par les membres de mon groupe d'appartenance et aux courants moteurs des marques et de leurs icônes qui nourrissent l'imaginaire esthétique sans rien d'autre pour les équilibrer.
Cette vague du "confort" , du décontracté, de l'affichée négligence de son aspect extérieur évaluable à plusieurs centaines d'euro par accessoire, vague qui s'est ouverte il y a plusieurs dizaines d'années déjà en portant aux nues les casquettes de baseball, est une vague de déplacement des fonctions, et ici, des lieux, des vêtements de sports deviennent des uniformes de ville, des accessoires de plage ou de vacances deviennent chaussures de travail, porosité des places, porosité des buts, porosité des investissements, ou de leur absence. Tout ceci au nom d'un argument de vente d'habitus imparable : la liberté individuelle. ( du consommateur)
L'ensemble de ce " style" porte dans chacun de ses articles, la marque d'un relâchement, d'un abandon, amalgamant les deux sens du terme "avoir de la tenue" en laissant de côté ce que cette tenue sous-tend de savoir-vivre, car c'est ce qui lâche, le savoir touchant les façons de se tenir, de se garder droit et ferme sur des actions, des temps pour ces actions, des échanges, des places respectées pour ces échanges.
Bref, pour les marques conscientes de ce qui doit être institué, évidemment collectivement.
Un peu comme pour le point sensible du port du voile, le glissement des chaussures de sport aux chaussures de plage affiche un changement profond des liens symboliques qui enveloppent l'individu dans les institutions qui le "tiennent" comme animal social.
Il y va d'une dimension du privé mythique, c'est à dire de tout ce qui est du ressort du libre arbitre et de l'absence de compte à rendre à la seule condition de ne pas heurter autrui, "Je fais ce que je veux", "J'écris comme je veux", "Je suis ce que je veux", "Je m'habille comme je veux", qui s'est propulsé dans le champ public en se répandant d'une façon médiatico-totalitaire et qui, dans le leurre d'une liberté individuelle absolue et sans autre écho qu'elle-même, finit par se transformer en dictature de masse avec un appauvrissement du libre arbitre au profit d'un mimétisme dévastateur.
La "chose collective" que représentent et consolident les institutions n'a plus rien à demander à ceux qu'elles accueillent, mais ces mêmes usagers deviennent ce qui formule les choix et impose les modalités des critères de leur présence et évidemment de leur visibilité.
Quand Lévy vocifère en suggérant de virer ces claquettes de l'espace public, c'est ça qu'elle dit sans le savoir. Que plus n'est présent ce qui délimite les différences, les statuts, les fonctions devant utiliser la parure et tout ce qu'elle symbolise de solennité et les rituels pour se valider. Que celui que je suis dans l'alcôve peut en sortir tel quel et tout comme dans la foire porno-exhibitionniste globale qui nous noie tous, aller s'installer derrière le bureau de la Caisse d'allocations familiales où il exerce ou à la table de la salle de cour.
Se mêle à cette porosité les postures corporelles et, bien sûr, le langage, uniformément uniforme quels que soient les lieux divers où ils doivent se manifester.
Cette incapacité à pouvoir comme on dit "s'adapter" au contexte et à pouvoir moduler sa tenue ou ses modalités relationnelles ou verbales en fonction des situations est la démonstration pathétique que ce qui se dit, se revendique comme un "droit" à la liberté individuelle s'opère au détriment de toute capacité à pouvoir ouvrir un éventail de possibilités de Soi, à pouvoir se surprendre et à pouvoir se créer soi-même, enfermé dans des codes vestimentaires et langagiers complètement vassalisés au groupe et n'offrant aucune porte de sortie vers l'inconnu du monde.EG
PS : On lira sur l'absence cruelle des "ornements" caractérisant notre architecture et nos vêtures de masse, les étonnants chapitres sur le STYLE du deuxième tome des " Somnambules " d'Hermann Broch avec intérêt

Les nouvelles "catégories noires".