9.26.2022

Petit conte amiénois : troisième partie

 

26/09/2022


Pendant que le petit Emmanuel allait et venait, traversant les airs en tous sens à bord de son avion, l'animal domestique attendait dans son box.
Les murs qui l'encadraient l'empêchaient de voir ce qui pouvait bien se passer alentour, qu'il ne saisissait que par quelques bruits dont il peinait à définir l'origine.
Il savait, bien sûr, que c'était du petit Emmanuel dont il dépendait presque entièrement même si il aurait volontiers choisi quelqu'un d'autre pour présider à son destin, comme d'habitude de toute façon, on ne lui avait pas vraiment demandé son avis.
Et donc, jour après jour, il guettait le bruit si aisément identifiable de ses pas, le claquement toujours un peu nerveux de ses talons sur le sol reluisant du palais, signal qui ne trompait pas sur ce qui allait suivre que l'animal domestique avait appris à ses dépens à redouter un peu mais qui animait le cours monotone de ses journées.
Depuis quelques temps, il était inquiet, c'est à dire, plus inquiet qu'à l'accoutumée parce que les seuls moments où quelqu'un venait s'occuper de lui, changer son eau, emplir sa gamelle, nettoyer le sol où il était condamné à faire ses besoins, se faisaient de plus en plus rares.
L'animal domestique sentait la faim, la saleté et l'ennui envahir ses journées, le laissant sur le qui-vive en permanence, dans l'attente d'un mouvement qui ne se produisait pas.
Le petit Emmanuel l'avait-il donc oublié ?
L'animal domestique le savait très pris par toutes ses occupations, tenu de mobiliser puis de présider sans répit des commissions, des réunions d'experts, des sondages d'opinion, des cabinets de réfection des organigrammes, des cellules d'actualisation des crises, des ateliers internationaux de déconstruction, des projets d'enquêtes sur les sélections de projets exceptionnels, des projets d'approche critique des résultats progressifs, des interviews décryptées, adaptées et novatrices qu'il devait préparer avec ses centaines de collaborateurs et tant de choses dont l'animal domestique ne saisissait pas la nature mais dont il pouvait cependant apprécier l'importance.
Il allait de soi que l'animal domestique, seul dans son box, ne faisait pas le poids face à toutes ces affaires d'état.
Il avait pourtant tenté, à chaque fois que le petit Emmanuel lui accordait quelques minutes de son temps précieux, de comprendre au mieux quelles étaient ses attentes, allant, lors d'une séance de rééducation plus exigeante que les autres, jusqu'à faire l'effort de marcher sur ses pattes avant pendant un petit quart d'heure comme le petit Emmanuel l'avait exigé, tout ça pour lui faire plaisir, tout ça pour lui prouver combien il était docile et fidèle, même si les conséquences de cet exercice sur sa colonne vertébrale furent terribles et si il dût s'allonger de longues heures sur le sol de son box pour atténuer la douleur.
 "Est-ce que tu crois en moi ?" hurlait le petit Emmanuel, debout, fiché au centre du dispositif.
" Bien-sûr !" haletait l'animal domestique.
" Est-ce que tu as conscience que je t'emmène vers le changement ?"
" Évidemment ! " haletait l'animal domestique 
" Sais-tu que nous sommes en guerre ?"
L'animal domestique avait eu quelques secondes d'hésitation, peinant à identifier clairement l'ennemi.
" Réponds ! " 
" Bien-sûr !" haleta-t-il, si pressé d'en finir qu'il était prêt à toutes les compromissions pour calmer l'ardeur éducative du petit Emmanuel.
" Parfait, je vois que tu as appris à apprécier à leurs justes valeurs mes éléments de langage...ça ira pour cette fois, ramenez-le dans son box."
Au fond, l'animal domestique était si pressé d'en finir qu'il était devenu peu avide de comprendre et suffisamment content de voir brièvement briller une lueur dans ses prunelles bleu d'azur, signe que les exercices tiraient à leur fin, qu'il avait fait le choix de lui donner l'illusion d'adhérer pleinement à sa rééducation.
Il avait depuis longtemps décidé aussi de ne jamais poser de questions gênantes et de tolérer quelques petits sacrifices.
Mais l'animal domestique s'aperçut très vite que ça ne suffisait pas, il lui fût clairement signifié que non seulement il ne mettait pas assez d'huile de coude pour comprendre ce que le petit Emmanuel exigeait de lui et qui était pourtant clair comme de l'eau de roche mais qu'il devrait, même si il ne comprenait pas ce qui était exigé de lui, le faire quand même. Et vite.
Les menaces étaient sans ambiguïté, qu'il se le dise, les conséquences pour son opulence actuelle seraient redoutables.
L'animal domestique, de plus en plus inquiet, fit de très, très gros efforts pour comprendre ce qui était attendu de lui, pour tenter d'apprécier également l'ampleur des mesures de rétorsion même si dans l'ensemble il demeurait plutôt confus face aux messages souvent paradoxaux qui lui étaient adressés mais rien n'y fit.
Dans le dédale d'injonctions contradictoires, de consignes urgentes à appliquer immédiatement annulées parce que ça pouvait attendre, d'ordres proférés simultanément divergents et rationnels : couché, assis, couché, debout, assis , tout ça à effectuer, par exemple, en prenant des notes sur les allocutions quotidiennes du petit Emmanuel tout en applaudissant à tout rompre, le seul effet de son zèle à bien faire malgré son sentiment d'échec permanent était, la privation de nourriture aidant, de le faire lentement plonger dans une grave dépression que personne ne prit le temps de diagnostiquer, même lors de la visite mensuelle de vaccination obligatoire.

Pure-Victime