Ça alors !
Il y a quelques temps, on a dû se rendre plusieurs fois à Bordeaux.
On peut dire que c'est une ville.
Il a fallu donc passer brutalement des conditions de vie dites "rurales profondes" dans lesquelles l'immersion totale s'est effectuée depuis environ deux ans, à quelque chose ... d'autre.
Quelque chose auquel on était habitué sans rien connaître de cette habitude, il y a longtemps, et dont on a senti, à un moment, les effets délétères sans savoir vraiment les identifier autrement que comme une sorte d'usure de la rétine mais suffisamment liée à une disette esthétique pour agir un matin, sur la route menant au labeur, comme une sorte de détonateur.
Une rampe de lancement pour aller voir ailleurs.
Et voir autrement.
Et c'est de cela dont il s'agit, en essence, si présent et si indispensable, si modulable à l'environnement et si actif en arrière-plan des états d'âme.
Dis-moi ce sur quoi ton regard se pose.
Il s'agit de ce qui en nous appelle à regarder, à dévorer des yeux, à absorber par les rétines et où, inlassablement, chercher l'étonnement.
Alors on roule dans Bordeaux, on passe d'un quartier à l'autre, d'une rocade à une avenue, et la réalité muette et sa violence expressive saute... aux yeux.
La frénésie hygiéniste et pragmatiste moderne, son radical besoin d'efficience et de rationalité architecturale, son uniformité occidentale qui fait que n'importe où, sud, nord, est, ouest, s'offrent partout les mêmes corps enveloppés des mêmes oripeaux et les mêmes bâtiments pour les caser, donnent au regard non quelque chose sur lequel volontairement se poser mais un spectacle absolument in-visible, c'est à dire à supporter sans le voir, à accepter comme une sorte de maladie chronique incurable de l'esthétique avec laquelle cohabiter en essayant de ne pas y penser.
Ce forçage agit comme celui imposé à l'ouïe par la musique qui envahit tout espace commercial, tout lieu public, on n'écoute pas mais, le voulant ou non, on entend, et face à ces bâtiments, ces immeubles résidentiels tous identiques à perte de vue, on ne regarde pas, mais choix ou pas, on voit.
Ne croyons surtout pas qu'il n'existe pas de prix à payer sur le plan psychique pour cette annulation automatisée du pouvoir de maîtrise de la réception sensorielle.
Le retour aux sources de l'esthétique citadine, s'effectuant après un temps si long de désensibilisation à ce que ses visions peuvent générer d'allergie silencieuse, asymptomatique autrement que dans une sorte de dépression collective diffuse et à un phénomène de désaccoutumance pas vraiment conscient qui a fait basculer de l'acte passif du voir à l'acte engagé du regard, a comme révélé ce qu'il en est de l'insupportable dans les formes architecturales contemporaines, entassées toutes les unes après les autres sur les bords de boulevards droits et sans histoire, séparées par des pans d'herbe triste à pleurer dans leur tentative de se survivre, balisées de trajets si fonctionnels qu'ils en deviennent absurdes.
Il n'y a RIEN à voir.
Il n'y a qu'à circuler.
Il n'y a qu'à supporter sans savoir que seuls sont tenus de devenir objets éventuels d'un peu d'emprise scopique les pairs, passants, l'humain comme nous marchant, roulant, conduisant au centre des murs, l'humain encore et toujours, auquel on est par la force de l'anéantissement de toute sensorialité, tenu d'accrocher le regard qui nous reste.
Dans la cité atone, le tag est un appel : une façon de poser sur ces plaques inertes quelque chose qui les rendent présentes pour notre besoin d'admirer, de contempler, d'apprécier, autrement dit de pouvoir, enfin, libérer toutes les qualités multiples du regard lorsqu'il n'est pas réduit à une seule fonction.
L'art est un appel : donner un lieu où l'humain ne soit pas simplement passant entre des parois mais puisse s'interrompre et s'adonner à la vitalité créative de son regard.
La "décoration" des lieux de vie, chère à Hermann Broch, est aussi un appel : un quelque chose en plus, fait gratuitement, pour la beauté du geste et pour étonner la pupille.
Car c'est de cela dont il s'agit dans cette plongée au cœur de l'efficacité pure, au cœur du fonctionnel amputé de toute âme : il n'est pas de vie possible sans étonnement, c'est à dire sans la prise de l'altérité, de l'extérieur de l'autre sur soi comme inconnu.
Le seul changement octroyé par la cité à l'appétit en sevrage permanent de l’œil est celui du temps qui use et casse, celui de la rénovation, de la construction, autrement dit de tout ce qui peut s'anticiper, se maîtriser et ne laisse aucun espace à une forme d'improvisation de l'inattendu qui gît au cœur de la vie végétale et animale.
Un bâtiment, un immeuble, une fois sa fonction assurée, n'a de ressource que celle de se décatir sans issue sous nos yeux.
La vie invisible de ce qui pousse avant de surgir, la ténacité de tout ce qui doit s'imposer pour vivre et se reproduire est la scène inconnue, immaitrisable de l’étonnement en soi.
Sans calcul, évidemment, avec comme unique force sa présence.
Et ce que l’œil dit, lorsque, comme le montre l'image plus haut "perce" un truc complètement hors programme, c'est "ça alors !".
On a besoin de dire "ça alors !"
Pas pour manifester ce goût de l'ulcération ou de la polémique qui nous obnubile ni pour faire entendre une fois de plus nos bons sentiments soudain contrariés, mais par simple humilité face au mystère de ce qui s'impose à nous dans toute sa liberté sans que l'on n'y soit pour quelque chose. EG