Petit conte amiénois
Huitième partie
Depuis quelque temps circulait à bas-bruit une rumeur, d'aucuns diraient un constat, que, évidemment, immobilisés qu'ils étaient tous dans la grande ronde de la séduction, personne n'osait dévoiler au principal intéressé.
Le petit Emmanuel changeait.
On l'avait plusieurs fois surpris se haranguant lui-même dans les diverses pièces vides de son palais, se levant pendant les repas et commençant à dégoiser sur des sujets qui, malgré les efforts de compréhension des hôtes, restaient plutôt obscurs quant à leur signification mais auxquels tout le monde répondait en oscillant de la tête afin de n'introduire aucune contrariété, comme il leur avait été prescrit dès leur arrivée par le majordome dans le hall lorsqu'ils avaient déposé leur téléphone et leur manteau.
Il semblait aussi avoir perdu toute notion de modulations de sa voix et parlait du matin au soir sur un ton de plus en plus haut-perché, épuisant pour son audience qui, là non plus, ne manifestait aucune réaction, même si parfois sa tutrice était tenue de mettre son casque anti-bruit lorsqu'elle devait passer plus d'une demi-heure à ses côtés.
Plus inquiétante était l'apparition d'une étrange lueur qu'on avait vu surgir dans ses prunelles qui, non seulement avaient changé de couleur, devenant bleu dragée, mais lançaient des sortes d'éclairs par intermittence, ce qui exigeait de l'audience, pour ne pas se voir électrocutée, une vigilance de tous les instants et une capacité d'anticipation des décharges exténuante.
Il s'interrompait de plus en plus souvent pendant les diverses réunions de ses deux-cent-quatre cabinets et fixant au hasard un membre de son public de ses yeux fluorescents, lui demandait en tapant du poing sur la table : "Qu'est-ce que j'ai dit ?"
Tout le monde appréhendait ces moments.
On savait pourtant que si l'un d'entre eux se trouvait jamais dans une situation pénalement indigeste pour quelque exaction ou autre forfait : pots de vin, conflit d'intérêts etc. le petit Emmanuel ferait tout son possible, c'est à dire tout tout court pour le protéger et le garder près de lui, ce qui donnait tout de même du courage lorsqu'il s'agissait de le supporter en silence pendant des heures durant.
Pourtant malgré cet apparent consensus dans le mutisme, sa tutrice qui demeurait la seule à pouvoir encore lui adresser la parole sans blêmir, dut se résoudre à mener avec lui un entretien.
Elle profita d'un des rares moments où il était détendu, après sa séance d'UV hebdomadaire, pour mettre ces sujets délicats concernant son attitude sur la table, à côté de la tasse de chocolat chaud qu'elle avait elle-même préparée.
Elle mentionna donc tous ces changements, réduisant bien-sûr leur importance en les attribuant à son emploi du temps surchargé et au poids des responsabilités qui lui pesait sur les épaules journellement.
Le petit Emmanuel ne comprit pas du tout où elle voulait en venir. "J'assume. J'assume !" lui répondit-il.
Évidemment il assumait, cela ne faisait aucun doute, mais ne craignait-il pas que sa santé pâtisse de tous ces chantiers et de ces nouvelles méthodes auxquels nul n'était encore habitué et dont il était le seul à comprendre les tenants et les aboutissants ?
Il haussa les épaules et levant les yeux vers l'horizon lointain, répondit, comme se parlant à lui-même : "Je ne crains rien, je suis démocrate-chrétien."
( A suivre)
Quatrième partie