10.29.2022

"Ils ne savent rien "

"Ils ne savent rien "

Après avoir lu l'article sur la nette répartition horizontale des choix des "plateformes" et le progressif retrait des adolescents et jeunes adultes des traditionnels ( traditions de moins de dix ans mais le temps passe vite) pourvoyeurs de films, séries comme Netflix au bénéfice du flux par secousse voyeur-exhibitionniste de Tik Tok, nous est revenu ce message désespéré, n'ayons pas peur des mots, d'une enseignante américaine face aux critères des choix de ses élèves quant à ce qui qualifie un contenu "intéressant".
La plainte la plus manifeste même si elle demeure peu audible qui accompagne ce changement anthropologique, c'est à dire ce moment de passage et d'évolution et de modification des outils dits "cognitifs" de la gente humaine, réside dans le nombre de cas de "ADHD ", qui touche, en tant que diagnostic officiel une quantité énorme d'enfants, d'adolescents et maintenant d'adultes dans tout le monde occidental, soumis donc aux boîtes à pharmacie qui les accompagnent pour le restant de leurs jours.
Cette incapacité à rester "fixé" sur quoi que ce soit, à ne pouvoir apporter de délai, de suspend, à ne pouvoir s'immobiliser mentalement et physiquement pour laisser le poids de la réalité vous atteindre est catégorisée comme "trouble", portée comme une évidence médicale par chaque individu repéré par l'institution ou la famille et ne questionne pas plus avant le sens de la déperdition historique pouvant être donné à une attitude venant contredire massivement tout ce qui peut qualifier le rapport au savoir et à l'apprentissage de l'espèce humaine.
Les bouleversements maintenant enfin mis sur la place médiatique de cette capacité à apprendre, capacité qui pourtant représente une de ses caractéristiques majeures, laisse entendre la surdité massive de la biopsychiatrie qui sert de substrat nosographique à la " psychologie" contemporaine occidentale, à ses racines idéologiques collaboratrices de tout l'appareil créateur de représentations, inducteur de fantasme, dispensateur de mots-d'ordre, modélisateur de désir, sélectionneur de récits, l'appareil sémantique qui induit, guide, programme, assèche quotidiennement la nature marécageuse mais hautement laborieuse de l'humain.
Ce qui émerge, douloureusement visible à travers des signes apparemment multiples et clairsemés, c'est une amputation du rapport de la pensée au temps qui la nourrit, et donc à ce qui par essence même, appelle au travail, c'est à dire au nécessaire atermoiement de la jouissance et à la frustration active comme moteur et comme matière à élaborer dans et par tout apprentissage.
Par apprentissage, on entend tout message offert sur un plan esthétique, logique, conceptuel supposé se développer jusqu'à son terme afin d'être fait sien par ce que le jargon postmoderne nomme "l'apprenant".
Qu'un film, ou un texte par exemple, soient soudain "vécus" et décrit comme trop long pour stimuler l'intérêt et mettre leurs récepteurs en position suffisamment accueillante et attentive pour accompagner le propos du réalisateur ou de l'auteur jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à ce qu'on qualifie de conclusion, ouvre une dimension assez paradoxale de rapport à un temps qui n'aurait jamais de fin, c'est à dire où l'acte de récupération, ingestion du spectateur ne s'effectuerait plus jamais au bénéfice de l'ouverture d'un temps toujours reconduit sur des à-coups sensitifs ne générant qu'une excitation physico-émotionnelle, avec en traîne quelques mots-réponses clairsemés qui sont l'expression seule de la perception de l'image mais qui ont perdu toute fonction de développement et d'assimilation, étapes incontournables de l'appropriation par soi-même de n'importe quel contenu.
Il en va également dans cette hachure sensitive reconduite incessamment de l'impuissance, de l'incapacité à pouvoir adopter, suivre, et donc aussi apprécier, critiquer l'évolution d'un projet créatif venu de l'autre, quelle que soit sa forme, et donc étranger à soi.
Impuissance et incapacité tout autant à considérer ainsi cette "étrangèreté" même comme ce qui justement est à chercher dans ce film, livre etc. et ce qui est supposé apporter avec son côtoiement ce repli de satisfaction face à toute forme de beauté, d'originalité féconde, de savoir maîtrisé, de capacité à s'aventurer dans des sphères imaginaires autres que les siennes propres etc.
Ce qui se montre aussi, ailleurs mais avec le même fond d'incapacité à "entrer" dans l'univers de l'autre, se donne en spectacle dans la volonté de destruction d'œuvres reconnues mondialement, par leur couverture avec des denrées comestibles et dans le même temps le collage de parties de son corps sur ce qui vient d'être souillé, c'est aussi cette amputation du temps, à la fois présent face à l'acte de vandalisme éclairé comme partie du patrimoine, ici rejeté, et l'aveuglement qu'il entraîne, annulant, détruisant la fonction passivo-réceptive du spectateur dont il est attendu qu'il "s'arrête" et fasse silence quelques temps de ses combats intérieurs et politiques pour pouvoir s'approprier l'œuvre. On peut faire l'hypothèse du collage effectué dans un deuxième temps comme d'une sorte de message d'appel à l'immobilité, à quelque chose de soi, au-delà de toute la catéchèse militante, qui demande à être stoppé face à ce temps, présent par la toile et le travail induit de l'humain qui l'a fécondée.EG



Petit conte amiénois Dixième partie