4.03.2023

Petit conte amiénois Dixième partie

Depuis plusieurs jours, le Palais était en effervescence. 
Chacun, tel une abeille ouvrière zélée allait et venait afin de satisfaire la curiosité du petit Emmanuel et son désir de réussite diplomatique totale : il allait être reçu là-bas, dans le pays du soleil levant ou presque, et tout devait être organisé afin que cette visite soit un succès à tous égards.
Le petit Emmanuel avait la ferme intention de ramener son homologue asiatique à des vues plus raisonnables sur les préséances internationales. Secrètement, et de ceci il ne dit mot à personne, il entendait surtout laver l'affront de sa dernière aventure eurasienne et de l'humiliation subie en bout de table en montrant au monde ce dont il était capable.
Il se mit donc à apprendre le chinois grâce à la méthode "Le chinois chez vous en trois semaines", à s'enquérir de l'histoire ancienne et plus récente de ce curieux pays, il frémit d'excitation lorsqu'on lui narra l'épisode des Quatre nuisibles, pensant que cette idée était vraiment une idée en or et qu'il allait certainement en tirer parti sous peu, il apprit à manger proprement avec des baguettes, sur les conseils avisés de son ambassadeur il entreprit une brève rééducation afin de juguler son besoin presque incoercible de prendre tout le monde dans ses bras etc. etc.
A tout cela, il s'appliqua.
Tout allait merveilleusement bien, il sentait qu'il tenait là quelque chose d'important, de fondamental plutôt, pour l'avancement de sa carrière à l'étranger et cette perspective lui permit d'oublier les incidents mineurs qui semblaient s'être répandus sur le pays.
Il soupirait de plus en plus fréquemment ces derniers temps, se demandant pourquoi il avait à endosser une telle fonction auprès d'un animal domestique si barbare, si ignare des subtilités du grand libéralisme, toujours insatisfait, paresseux, alcoolique, drogué, pédophile, illettré, jaloux, menteur, brutal, ingrat, radin, blasé etc. etc.
De-ci de-là, on lui fit part de quelques éclats sur la place publique et il dit : "Franchement voyez ça avec qui vous savez, personnellement je n'en ai rien à foutre"
Et ce fut fait.
Sur le plan de la compétence de ses subalternes, tous vigoureux et pleins d'appétit, il devait admettre qu'il était servi. Tous se montraient fidèles, sauf certains, bien policés et gentils, tous bien à l'écoute, et une fois qu'il leur avait laissé carte blanche pour les diverses déconstructions, il savait qu'il pouvait compter sur eux.
Il confiait aux filles la fonction traditionnelle d'amuseuses publiques, de toute façon, elles ne savaient rien faire d'autre et le noyau de ses troupes de choc pouvait ensuite passer à l'attaque.
Il recevait régulièrement des nouvelles des divers fronts du changement où il était engagé, toujours bonnes, et ça suffisait.
Après tout, il n'était pas payé pour gouverner !
Dans son lit, chaque matin, il s'éveillait de plus en plus nerveux, le jour du grand voyage approchait.
Il s'appuya comme à l'accoutumée sur sa tutrice pour le choix des costards divers à mettre dans ses valises. Même comme signe de respect pour la culture, elle lui déconseilla le port de vestes avec certains cols, déjà accaparées par d'autres dans son entourage et qui pourraient prêter à confusion quant à ses engagements idéologiques. Il sourit tendrement devant sa naïveté et lui répondit : "Ne t'inquiète pas, tout le monde sait que je suis Écologiste !"
Il allait incarner l'élégance française une fois de plus, qui sait peut-être en profiter pour pouvoir en vendre ses fleurons à ses amis asiates.
Tout palpitait dans les couloirs, il l'avait clairement dit haut et fort, c'était le plus beau jour de sa vie.
Quelques heures avant le départ, alors qu'il répétait une dernière fois "Nuit de Chine" qu'il comptait chanter au dessert, sa tutrice fit irruption dans son salon de musique, un peu essoufflée et apparemment très émue : "Il faut absolument que nous nous entretenions" lui dit-elle. Il lui répondit : "Oui, entretenons-nous, je répéterai plus tard"
Il s'assirent côte à côte sur un petit sofa qu'elle avait elle-même fait recouvrir d'un joli satin mordoré et qu'il aimait beaucoup, elle lui prit la main et la serra contre son cœur.
"Emmanuel, je viens de recevoir un appel extrêmement important !"
Il fut un peu étonné de ne pas avoir été contacté en personne mais n'en souffla mot.
"De qui donc ?"
"De tes oncles du Palatinat, ils veulent que ta Taty teutonne te joigne dans ce périple vers l'Orient ! "
"Mais pour quelle raison, il était prévu que je puisse faire de la diplomatie en solitaire !"
"Justement, et là elle baissa la voix, serra un peu plus fort sa menotte, justement, ils craignent le pire si comme à ton habitude, tu te montres trop diplomate et les enjeux sont trop importants pour courir aucun risque, elle est beaucoup plus aguerrie aux manipulations que toi, plus vicieuse, et mieux payée, elle fera donc un bien meilleur travail."
Disons le le petit Emmanuel n'encaissa pas bien la nouvelle.
Il avait eu l'occasion plusieurs fois de côtoyer sa Taty teutonne dans divers dîners et éprouvait envers elle une sorte d'effroi. Il savait d'autre part qu'elle était la chouchoute de ses oncles du Palatinat depuis qu'elle s'était montrée si zélée dans l'autocratie sanitaire et la stimulation anti-slave. Il allait de soi que sa présence allait gâcher ce séjour si attendu, qu'elle allait vouloir occuper le devant de la scène à tout prix.
"Que va-t-il alors me rester à part ces foules qui menacent de me décapiter parce qu'elles n'entendent rien à mon art ?"
Sa tutrice qui évidemment l'accompagnerait lui susurra à l'oreille : "Si elle fait tout le boulot négociatif à ta place, nous aurons tout le temps d'aller manger des nems !"

Petit conte amiénois Dixième partie