2.28.2024

Petit conte amiénois Dixième partie

Petit conte amiénois Dixième partie
Tout essoufflé par sa course dans les longs couloirs du palais, suivi sur sa droite et sa gauche par les trente gardes du corps qui veillaient constamment, c'est à dire jour et nuit, sur sa personne, le petit Emmanuel entra brusquement dans la pièce des apprêts où sa tutrice se faisait refaire le portrait.
Aujourd'hui, elle était semi-allongée sur son divan de velours aubergine, son torse enveloppé de grands oreillers en laine d'alpaga albinos et, un masque anti-vergeture au camélia sub-saharien lui couvrant les yeux, elle tendait ses mains aux trois manucures qui alternaient les soins. D'abord les cuticules, c'était fait, puis le limage qui était en cours et la pose du vernis, dernière étape qui prenait généralement une bonne heure et demie.
Sa tutrice sursauta en entendant le petit Emmanuel pénétrer sans même frapper dans son cabinet, ôta son masque anti-vergeture afin de vérifier si il avait bien cette fois songé à maintenir ses trente gardes du corps à l'extérieur puis, se redressant après avoir signifié d'une geste à sa troisième manucure qu'elle n'aurait pas besoin d'elle pendant un certain temps, demanda : " Que me veux-tu ?"
Le petit Emmanuel de toute évidence était dans un état d'excitation qu'elle connaissait bien mais qu'elle redoutait toujours : le moment des grandes décisions péremptoires, des caprices réformateurs, des comptes à régler et des vengeances à assouvir.
Cependant avant d'intervenir, elle lui proposa de s'asseoir, de prendre le temps de se calmer en sirotant un thé japonais extrêmement rare qu'elle venait de recevoir puis prenant son pouls d'une main tendre, lui dit d'une voix réconfortante : "Bois par petites gorgées".
Les mains du petit Emmanuel tremblaient en portant à ses lèvres la tasse de Kabuze de Kobahiashi mais il reprenait progressivement ses esprits, sa tutrice lui lâcha le poignet et lui dit : "Je suis tout ouïe".
" Je vais partir en guerre et une fois que j'aurai vaincu, je deviendrai Grand patron du Palatinat. J'y ai droit !"
" Bien-sûr, bien-sûr, acquiesça sa tutrice, tu y as parfaitement droit mais contre qui veux-tu partir en guerre ?"
Le petit Emmanuel la dévisagea, un peu surpris par sa question et par le manque d'acuité politique qu'elle trahissait quant à la situation internationale. Il soupira légèrement, évoquant sans en dire mot les hautes compétences de la Grande Patronne qui, elle, n'aurait jamais fait une remarque aussi maladroite.
" Mais enfin, enfin, contre l'Homme des Steppes !" répondit-il du ton nasillard et contrit que tous connaissaient. Il en avait acquis une parfaite maitrise, lui permettant en toute circonstance et face à n'importe quel interlocuteur de cacher efficacement son mépris et son exaspération.
" Tu ne te souviens donc pas ?" ne pût-il s'empêcher de lui demander. " Tu ne te rappelles donc pas comme il m'a maltraité alors que je tentais de mettre en œuvre avec lui mes compétences diplomatiques connues du monde entier ?"
Sa tutrice s'en souvenait, évidemment.
Il avait fallu faire intervenir une cellule de soutien psychologique d'urgence après cet épisode fâcheux et le petit Emmanuel de retour au Palais après sa visite, avait exigé qu'on lui fabrique une table ovale de trente-cinq mètres, en marbre de Ruskeala, pour s'entretenir dorénavant avec ses homologues, ce qui avait été fait immédiatement et avait pour un temps permis de fléchir sa rancœur et son désappointement.
" Je vais lui montrer qui je suis, commença-t-il à crier, je vais l'anéantir."
" Bien-sûr, bien-sûr, acquiesça sa tutrice, qui savait qu'il était impossible de le dissuader lorsqu'il était comme maintenant à deux doigts de prendre une décision catastrophique. "De toute façon, se dit-elle, basculant sur son divan de velours aubergine, ce n'est pas mon boulot, les relations internationales m'ont toujours fait chier."
Elle avait vaguement eu vent de ses succès sur le continent africain et imaginait qu'il savait ce qu'il faisait, après tout, il était Président. Et il le répétait à qui voulait l'entendre : " Je suis le Président, je suis le Président".
Elle savait, il le lui avait murmuré un soir, qu'il avait hâte que ça s'arrête, c'était trop dur, toutes ces oppositions, c'était trop dur, ces huées et ces insultes, lui qui avait tant besoin qu'on le vénère, comment pouvait-il faire face à toute cette haine si injustifiée, à ces diffamations gratuites ? L'humiliation qu'il avait subie de plein fouet par ce tyran immonde vivant dans les sphères nordiques orientales ne valait-elle pas une bonne destruction ? Ne devait-il pas en sacrifiant des bataillons entiers d'animaux domestiques prouver à ce semi-asiate aux yeux félins qui menait la baraque ?
La Grande patronne l'avait encouragé, ils en avaient parlé et il lui avait promis de la soutenir si elle le soutenait. Il voulait à tout prix, une fois son pays complètement détruit par ses soins, trouver refuge dans les bureaux du Palatinat, au calme, décider de tout sans rendre de comptes, vêtu de beaux costumes, se promener dans des rues ou personne ne le chahuterait et où ne régnerait pas cette odeur de purin qui l'accompagnait partout depuis quelques semaines.
Sa tutrice pensait déjà à autre chose, ayant à superviser un dîner au Palais avec 6700 invités de marque en l'honneur de l'attaché culturel du Burundi. Elle lui tapota légèrement l'épaule et lui dit : " Bien, bien fais comme bon te semble, de toute façon, tu es entouré des meilleurs conseillers en tout, si ils ne te donnent pas leur avis, tu peux y aller, je sais combien tu aimes à montrer tes jouets, profites-en, ça ne va peut-être pas durer".
Elle soupira à son tour, se remémorant l'inutilité et l'absurde de sa soudaine décision d'aller bombarder ici et là en Syrie pour montrer aux Manitous de la Manche et de l'Atlantique qui régnaient alors que lui non plus n'avait pas froid aux yeux et qu'il était correctement équipé.
Ce qui le sauvait, du ridicule et d'autre chose, c'est que tout le monde savait que tout ça s'oubliait, heureusement, et que ceux qui avaient encore un peu de mémoire était rayés définitivement des carnets d'adresse et des sas d'accès au grand jour, réduits autrement dit, au silence démocratique.
EG

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