2.28.2024

Petit conte amiénois Dixième partie

28/02/2023

Tout essoufflé par sa course dans les longs couloirs du palais, suivi sur sa droite et sa gauche par les gardes du corps qui veillaient constamment, c'est à dire jour et nuit, sur sa personne, le petit Emmanuel entra brusquement dans la pièce des apprêts où sa tutrice se faisait refaire le portrait.
Elle était allongée sur un divan de velours aubergine, son torse enveloppé de grands oreillers en laine d'alpaga albinos et, un masque anti-vergeture au camélia sub-saharien lui couvrant les yeux, elle tendait ses mains à la manucure. D'abord les cuticules, c'était fait, puis le limage qui était en cours et la pose du vernis, dernière étape à laquelle elle consacrait généralement une bonne heure et demie.
Sa tutrice sursauta en entendant le petit Emmanuel pénétrer sans même frapper dans son cabinet, enleva son masque anti-vergeture en vérifiant si il avait cette fois songé à laisser les gardes du corps à l'extérieur puis, se redressant après avoir signifié d'une geste à sa manucure qu'elle pouvait prendre sa pause, demanda : "Ôte ton gilet pare-balle et assieds-toi. Que me veux-tu ?"
Le petit Emmanuel de toute évidence était dans un état d'excitation qu'elle connaissait bien mais qu'elle redoutait toujours : le moment des grandes décisions péremptoires, des caprices réformateurs, des comptes à régler ou des vengeances à assouvir.
Cependant avant d'intervenir, elle lui proposa de prendre le temps de se calmer en sirotant un thé japonais extrêmement rare qu'elle venait de recevoir puis prenant son pouls d'une main tendre, lui dit d'une voix réconfortante : "Bois par petites gorgées".
Les mains du petit Emmanuel tremblaient en portant à ses lèvres la tasse de Kabuze de Kobahiashi mais il reprenait progressivement son souffle, sa tutrice lui lâcha le poignet et lui dit : "Je suis tout ouïe".
"Je vais partir en guerre et une fois que j'aurai vaincu, je deviendrai Grand maître du Palatinat. J'y ai droit !"
" Bien-sûr, bien-sûr, acquiesça sa tutrice, tu y as parfaitement droit mais contre qui veux-tu partir en guerre ?"
Le petit Emmanuel la dévisagea, un peu surpris par sa question et par le manque de présence d'esprit qu'elle trahissait quant à la situation internationale. Il soupira légèrement, songeant sans lui en dire mot aux hautes compétences de la Tatie teutonne qui, elle, n'aurait jamais fait une remarque aussi déplacée.
"Mais enfin, enfin, contre l'Homme des Steppes !" répondit-il du ton nasillard et contrit qui lui permettait en toutes circonstances de cacher quelque peu son mépris et son exaspération.
"Tu ne te souviens donc pas ?" ne pût-il s'empêcher de lui demander. "Tu ne te rappelles donc pas comme il m'a traité alors que je tentais de le ramener à la raison ?"
Sa tutrice s'en souvenait, évidemment.
Il avait fallu faire intervenir une cellule de soutien psychologique d'urgence après cet épisode fâcheux et le petit Emmanuel de retour au Palais après sa visite, avait exigé qu'on lui fabrique une table ovale de trente-cinq mètres, en marbre de Ruskeala, pour s'entretenir dorénavant avec ses homologues, ce qui avait été fait immédiatement et avait pour un temps permis de fléchir sa rancœur et son dépit.
"Je vais lui montrer qui je suis, commença-t-il à crier, je vais l'anéantir."
"Bien-sûr, bien-sûr" acquiesça sa tutrice, qui savait qu'il était impossible de le dissuader lorsqu'il était comme maintenant à deux doigts de prendre une décision catastrophique.
"De toute façon, se dit-elle, basculant légèrement sur son divan de velours aubergine, après tout, ces histoires de guerre, ce n'est pas mon boulot, la politique internationale m'a toujours fait chier."
Étant, à cause des moustiques et des serpents, restée à Paris pendant ses différents voyages sur le continent africain, elle n'avait que vaguement eu vent des succès diplomatiques nombreux du petit Emmanuel et imaginait qu'il savait ce qu'il faisait, après tout, il était Président.
Et il le répétait à qui voulait l'entendre : "Je suis Président, je suis Président".
Elle savait, il le lui avait murmuré un soir, qu'il avait hâte que ça s'arrête, c'était trop dur, toutes ces oppositions, c'était trop dur, ces huées et ces insultes, lui qui avait tant besoin qu'on l'estime à sa juste valeur, comment pouvait-il faire face à toute cette haine si injustifiée, à ces diffamations gratuites ?
L'humiliation qu'il avait subie de plein fouet par ce tyran bolchevique perdu dans les sphères du Nord-Est ne valait-elle pas une bonne destruction ? Ne devait-il pas en sacrifiant des bataillons entiers d'animaux domestiques prouver à ce semi-asiate aux yeux de félin qui menait la baraque ?
La Tatie teutonne en charge de toutes les guerres l'avait encouragé, ils en avaient parlé et il lui avait promis de la soutenir si elle le soutenait.
Il voulait la garantie qu'une fois son pays et beaucoup d'autres complètement détruits, il trouverait refuge dans les bureaux du Palatinat, au calme, là où il pourrait enfin décider de tout sans rendre de comptes, vêtu de beaux costards se promener dans des rues où personne ne le reconnaitrait ni ne le chahuterait et où ne régnerait pas cette odeur de purin qui l'accompagnait partout depuis quelques semaines.
Sa tutrice pensait déjà à autre chose, ayant à superviser un dîner au Palais avec 6745 invités de marque en l'honneur de l'attaché culturel du Burundi.
Elle lui tapota légèrement l'épaule et lui dit : "Bien, bien, fais comme bon te semble, de toute façon comme tu es entouré des meilleurs conseillers en tout qui ne te donneront jamais leur avis, tu peux y aller !".
Elle soupira à son tour, se remémorant cette incongruité en son début de premier mandat, il n'était alors qu'un enfant mais tout de même, l'inutilité et l'absurde de sa soudaine décision d'aller bombarder ici et là en Syrie pour aider le chef des Amériques qui ne lui avait rien demandé.
Folie complètement injustifiée mais vite oubliée par tout le monde, caprice incompréhensible pour montrer que lui non plus n'avait pas froid aux yeux et qu'il portait aussi très bien l'uniforme.
Ce qui le sauvait, du ridicule et d'autre chose, c'est que tout ça s'oubliait et que ceux qui avaient encore un peu de mémoire était rayés définitivement des sas d'accès au grand jour, réduits, autrement dit, au silence démocratique.

Petite politique