23/11/2024
Ce matin on percevait comme d'intenses vibrations dans l'air du Palais, de haut en bas, de gauche à droite, les portes claquaient, des ordres étaient lancés à la domesticité qui s'agitait avec un zéle augurant une visite de pontes qui ne laissait aucune place au moindre faux pas. Tout devait rutiler, tout devait péter la forme, tout devait être exquis, tout devait être à l'image de cette perfection française que le monde nous avait envié il y a quelques décennies, ou plus.
"Mais qui donc nous rend visite ?" entendait-on, dans chaque couloir, les loufias s'interroger.
Seuls parmi eux quelques rares initiés savaient à qui ils allaient avoir affaire et on pouvait les identifier aisément à l'âpreté du ton avec lequel ils donnaient les ordres, les consignes, les injonctions, les prescriptions et tout le tra la la : ils savaient que du total succès de cette visite tant attendue, leur carrière dépendait.
Ce qu'ils ignoraient, par contre, c'est qu'aucun de leur effort ne serait noté par ceux qui en ce moment même atterrissaient sur la piste privée du Palais dans leurs petits jets hyperrapides, s'engouffraient dans des limousines rutilantes de marque asiatique, encadrés de très près par des dizaines de gardes du corps puis, les uns après les autres, montaient les marches et serraient enfin la main du petit Emmanuel et de sa tutrice qui les attendaient sans broncher dans la froidure depuis plusieurs heures.
Cette dernière avait convoqué le petit Emmanuel très tôt dans la matinée pour faire le point :
"Ecoute-moi attentivement et cette fois fais l'effort de comprendre ce que je t'explique !"
Le petit Emmanuel avait bien perçu quelques signes d'exaspération dans le ton pourtant policé de sa tutrice mais il était beaucoup trop inquiet par les dernières nouvelles pour vraiment s'arrêter sur un tel détail.
Il l'interrompit : "Ma tutrice, crois-tu que nos forces sont suffisantes pour bloquer les hordes de campagnards ? J'ai entendu dire qu'ils déversaient une nouvelle fois leurs immondices un peu partout, crois-tu qu'ils pourraient avoir accès à l'escalier où nous allons recevoir nos hôtes de la Société Grande Ouverte et de toutes les autres Oeuvres Caritatives Globales ?"
"Ne te formalise pas pour si peu, tu sais comme nous avons réussi à leur clôre le bec la dernière fois, il y a beaucoup plus grave pour l'instant, crois-moi et je te demande de t'asseoir et de retenir ce que je vais te dire !"
Le petit Emmanuel, soulagé, s'assit donc, et croisa ses menottes sur ses genoux en signe d'attention.
"J'ai eu quelques retours fâcheux sur ta dernière visite à l'Ouest, tu ne sembles toujours pas avoir compris que même quand personne ne te filme, ce qui est rare, tu es filmé quand même et que tes propos font le tour de la terre à toute vitesse, quels qu'ils soient !"
"Oh, ma tutrice, tu ne vas pas me rabattre les oreilles à cause d'un petit gros mot de rien du tout tout de même, et d'ailleurs qui se préoccupe des manoeuvres électorales de ces indigènes, je n'ai fait que dire tout haut ce que tous ici nous pensons, une fois dépassés les 30° de latitude nord, ce sont tous des cons et c'est tout."
"Certes, mais nous allons recevoir les Pontes pour notre évaluation de mi-désastre : Poros jr., les Portails, les membres du Palatinat et tous ceux qui ménent la baraque et je te demande de ne commettre aucun impair, tu sais comme moi que nos résultats dans la destruction programmée du vieux continent sont excellents mais nous devons demeurer vigilants et bien écouter tout ce qu'ils ont à nous dire !"
Le petit Emmanuel était déjà sorti de la pièce, se souvenant soudain qu'il avait un appel urgent à donner.
Depuis des mois, à l'intérieur, tout semblait s'effondrer et ce spectacle lui procurait une excitation presque indescriptible.
Il ne rendait plus jamais visite à l'Animal domestique, toujours enfermé dans son box, rien de ce qui le concernait d'ailleurs n'avait plus pour lui le moindre intérêt. Après tout, il avait été mandaté pour tout faire n'importe comment et pour atteindre un niveau collectif d'incohérence qui lui permette de ne plus rendre aucun compte sur sa façon de ne pas prendre de décision constructive.
Le petit Emmanuel observait de loin les rivaux à l'interne, tous tournant comme des mouches autour du Palais, et une chose était évidente : aucun parmi eux n'était l'homme providentiel, il pourrait encore, en glissant çà et là quelques peaux de bananes juridiques, poursuivre sa mission d'explosion économique, de déroute culturelle, d'effondrement social, et surtout, surtout, soutenu en celà par tout le Palatinat, préparer le Monde nouveau en mettant en bon ordre les relations internationales, ce qu'il savait faire à merveille.
"J'aurai mon conflit total !" murmurait-il à son image chaque matin dans son miroir.
Depuis des mois, des années, tout, à part la perspective d'un affrontement avec l'Homme des steppes, l'ennuyait à mourir. Il devait en découdre, faire face avec sa petite armée à ce modèle de virilité suranné.
Depuis leur dernier face à face, il en rêvait avec régularité, se voyant, portant une magnifique chapka en chinchilla, entrer triomphant au Kremlin sous les ovations, les hourras de la foule moscovite enfin libérée et les chœurs de l'ex-armée rouge entonnant pour lui seul "Калинка ", tout en liesse.
Il devait mettre son nom sur les registres de l'Histoire mondiale, en grand, en doré aussi, et la visite des membres souterrains actifs de l'Ordre Futur Total était le signe avant coureur de son moment de gloire.
Sa tutrice n'avait rien à craindre, il saurait se tenir.