Sale bâtard and Co.
La complexité et la forme intouchable du réel ne doit pas empêcher de tenter de saisir, au vol ou logé sous son apparence, quelques traits qui caractérisent le mouvement civilisationnel dans ce qu'il a d'inédit et donc de difficile à circonscrire.
Au fond, la seule planche de salut à laquelle s'accrocher peut être la constance de caractéristiques comportementales propres à l'espèce donnant à des phénomènes pouvant sembler inédits leur consistance et surtout, permettant peut-être d'anticiper les effets de changements d'ordre anthropologique sur nos représentations de nous-mêmes : pouvoirs, limites, apprentissage etc.
Chaque chose en son temps, et ici, la soumission de quelques hypothèses sur l'interdépendance entre les capacités langagières et le vécu émotionnel.
Oui, pas l'expression émotionnelle, le vécu émotionnel...
On évoque régulièrement pour ceux qui veulent bien l'entendre la progressive paupérisation occidentale (et peut-être mondiale) du patrimoine expressif : écrit, langage parlé, art, toutes les formes vitales de l'urgence humaine à exprimer, sortir de soi, presser au-dehors, symboliser, autant comme membre d'un temps social particulier qu'en tant qu'individu aux prises avec ses montées émotionnelles permanentes et confuses, semblent soumis à une forme de désertification de la créativité et d’engluement dans des répétitions dont on peut sentir l'essoufflement.
On a ici une des conséquences, une parmi tant d'autres, de ce qu'on nommera la loi de clôture du marché, c'est à dire du lien consommateur/producteur dans tous les champs socio-culturels où dans un cercle fermé tourne sur elle-même la proposition de création qui réponde aux attentes qui se modélent sur les propositions de création. Autrement dit, le lieu de supposée prolifération : des objets de loisirs, des objets d'information, des objets politiques, idéologiques, tous coincés dans le mouvement de redite consommateur.producteur où n'est offert que ce qui est attendu qui en retour modèlise ce qui est offert.
Le néocapitalisme a cette particularité, en ayant recouvert absolument toutes les aires du vivant, de l'inanimé et de la pensée, d'être en mesure, c'est ce qui assure sa survie voire son éternité, d'avaler TOUT évènement, quel que soit sa teneur, pour le recracher, modélisé, rentabilisé.
Ce qui est censé échapper à cette forme d'anthropophagie systémique n'a comme destinée que de se "pragmatiser", c'est à dire de se débarrasser de toute excroissance afin de pouvoir devenir digestible, ou de disparaître, corps et bien comme rebus. Il va de soi que la langage, le langage humain ne fait pas partie de l'indispensable pour le fonctionnement de la grande machine à broyer.
Le langage humain, au fond, à quoi ça sert ?
Le langage, le langage humain ne peut pas se réduire aux algorithmes, ni être essoré de toute sa prétention à l'inutilité.
Tout ce qui est dans la sphère du symbolique non plus d'ailleurs.
On peut relier l'appauvrissement actuel du langage à ce diktat de l'efficace, du quantifiable, du mesurable qui fonctionne lui aussi dans le mouvement en miroir du consommateur. producteur : émetteur. récepteur où l'illusion d'une compréhension parfaite, immédiate est elle aussi une marque de cette pragmatisation devenue entité quasi divine.
N'oublions pas le slogan de Bush et son recours de campagne au "plain speech" comme garantie de vérité.
La progressive perte des capacités d'expression, principalement langagières, c'est à dire la diminution drastique du nombre de mots à la disposition de l'individu peut être considérée sous plusieurs aspects :
Dans le contexte du regroupement de bande, meute, qui est une des modalités de socialisation de très nombreux adolescents et jeunes adultes et le type exclusif de modalité de socialisation des réseaux, cette paupérisation fait partie des sas incontournables qui jalonnent l'appartenance . Se reconnaître entre membres, c'est avant tout ne proférer que de l'intelligible, du hors de danger de l'inconnu, c'est à dire ôter la dimension exploratrice du langage, à la fois comme sorte de source de lumière ou d'ombre sur la vie intérieure et sur l'environnement. Il est donc impossible de s'autoriser à faire travailler son patrimoine langagier en dehors des clous des kit verbaux du groupe, qui fonctionnent plus comme codes d'appartenance que comme construction symbolique strictement personnelle.
On constate quotidiennement dans l'engouement pour les facéties diagnostiques où chacun croit trouver ce qui pourra le dire à sa place en s'équipant d'un intitulé tout droit sorti du DSM5, à quel point le discours sur soi, supposé tout de même être le lieu de l'intimité et de l'unicité subjective, est , dans les termes descriptifs de l' appartenance de genre ou dans la description de ses "troubles", lui aussi absolument soumis presqu'entièrement au carcan des stéréotypes.
Cette même paupérisation amène dans son sillage un recours extrêmement rapide aux fonctions langagières basiques, dès qu'il est nécessaire de sortir des voies balisées. Faute d'élaboration possible, le moment de rencontre avec l'inconnu se réduit aussitôt à des terrains réactifs archaïques : attaque, défense, comme le font les aboiements, c'est à dire qu'en son sein, le panel le plus actif est celui de l'expression immédiate de mises en gardes, de provocations, c'est à dire le registre, pauvre lui aussi, des injures utilisées comme mode relationnel quasi unique et matière privilégiée de rencontre avec l'autre dans l'usage de la parole.
L'hypothèse évoquée plus haut est que dans un mouvement de va-et-vient, cette paupérisation expressive va en retour appauvrir la complexité des manifestations émotionnelles, réduites à perdre leur usage, comme on perd une langue qu'on ne pratique plus.
Toute situation est TOUJOURS source d'une production complexe d'émotions, qui se mélangent et se recouvrent, mais qui balisent le rapport à la réalité comme sorte de signal de la place à y prendre. On peut imaginer que lorsque cette complexité est coupée en quelque sorte de ses moyens de description, elle opère une sorte de régression, voire d'effacement au profit des émotions les plus "performantes", et les plus directement perceptibles et identifiables.
Si la complexité, l'entremêlement n'ont pas les moyens de prendre forme par l'intermédiaire du substrat langagier qui leur donne vie, ils s'étiolent et disparaissent.
On peut aller jusqu'à dire que n'existe comme émotion, pour un humain que ce qui est exprimable mais que de la complexité de cette expression dépend la survie émotionnelle qui sans cette issue se réduit aux sensations les plus intenses et les plus enracinées dans les réflexes de survie. Comme une sorte de régression à l'animalité à travers la misère des codes.EG