3.27.2025

Lire, c'est pour les vieux.


VOUS ÊTES FOUTUS à moins que... (avec @LeHussard )


Lire, c'est pour les vieux.

Un plaidoyer fort, nécessaire contre la bestialisation de l'espèce.
Oui.
Oui mais.
Ce qu'on peut évoquer peut-être comme moteur de la désagrégation collective de l'intelligence occidentale, c'est à dire la disparition, au profit d'une sorte de sensibilité réactive permanente, du recours au "moment plat" de la réflexion, ( jeu de miroir, d'aller et retour entre l'objet perçu et la réaction que sa perception entraine) moment donc de silence relatif, nécessaire au temps de l'analyse, le temps nécessaire pour vérifier, au moins en soi, les causes et la légitimité de la soudaine inflammation qui amène une confusion entre ce même objet et la propre survie de son sujet récepteur, moment, comme le mot lui-même d'intelligence le signifie, où se tissent ou se révèlent des liens entre la quantité d'éléments toujours actifs dans n'importe quel évènement et où la tension de ces liens ne peut s'opérer que dans un travail mental du sujet aux prises avec lui-même, cette désagrégation donc, c'est, disons-le ainsi : plus qu'un état d'esprit, l'état des esprits qui se prête et se soumet surtout, avec une telle urgence, au broyeur des réseaux sociaux.
Il s'agit bien d'une urgence en effet : celle "d'en être", de participer à ce que les Américains ont nommé, dans leur capacité à tout acronymer qui n'a peut-être, après tout, pas que du mauvais, ""FOMO" the Fear of Missing Out", autrement dit, en se débranchant, la peur de passer à côté de ce qui est important, non parce que c'est un contenu essentiel pour vous ou la compréhension du monde mais parce que le fait de l'avoir incorporé et absorbé au plus rapide vous place en quelque sorte dans le sens du courant, ou en haut de la vague.
Cette forme d'urgence qui s'apparente à une addiction où l'état de satiété n'est jamais atteint, qui peut, si elle est contrariée, déclencher des crises d'angoisse, de dépersonnalisation n'est pas qu'un phénomène propre aux adolescents ou aux jeunes adultes, on croise à longueur de temps des "informés" compulsifs qui se sont promus et ont été promus dispensateurs de savoirs sur ce phénomène volatile qu'est "l'info" et quant à cet accrochage bec et ongle à la vague, à la lumière supposée vous éclairer générée par l'"actu" sous toutes ses formes, n'oublions pas, afin de pointer la relation entre "en être" et tomber dans l'obscurité de la non-visibilité, qu'il y a encore peu de temps les relégués pour dissidence propagandico-médiatique étaient (et sont encore) mis dans "les soutes", "les cales" des réseaux sociaux c'est à dire hors du champ du "fil"commun où chacun se sait ou se croit "visible", ce qui est, dans le bréviaire théologico-technologique la même chose que de se sentir vivant.
Ce que ces réseaux induisent avec la transformation en simples batteries réactives d'un type humain ayant eu il y a encore quelques décennies une profondeur subjective, un pouvoir, au moins relatif, sur le flot de leurs émotions immédiates et une capacité d'isolement dans le bruit assourdissant du monde, c'est le liant.
Pas le lien, le liant : matière extraite des échanges et transformation de leur contenu, de leur pouvoir expressif en densité algorythmique dépourvue du moindre sens, mais ayant le pouvoir de rassembler et d'unifier pour les transformer des signifiants parcellaires déposés dans le flux, expurgés du contexte de leur production, privés donc de toute portée ou recherche de cohérence symbolique, matière perpétuellement mobile, opérant comme une forme de huilage "insignifiant" mais permettant à la dynamique de se perpétuer et qui est une des caractéristiques du processus de formation de la MASSE.
Une masse, quels que soient les différents mouvements, groupes, sous-groupes, fans clubs etc. qui la composent et qui portent les corpuscules imaginaires qui la forment, c'est un conglomérat où le contenu n'a pas d'importance dans la mesure où il n'est supposé être utilisable que pour générer ce déclic, cette étincelle permettant l'incorporation des interventions des individus à la propulsion qui la constitue, individus réduits à être partie "prenante", au sens propre du terme, du mouvement qui n'a comme réalité que d'être impérativement, vitalement condamné à l'"actuel", c'est à dire soumis à l'heure, au jour de son émission et à son effacement simultané par les médias et les mémoires, "rails" du mouvement infini de l'information, quelle que soient leur obédience supposée et leurs formes.
"En être", c'est être à même de se déplacer sans répit sur cette ligne du temps de l'évènement et de l'amnésie qui le suit, d'un contenu à un autre, effaçant au fur et à mesure les contenus précédents et se connectant, dans des face-à face souvent extrêmement violents, à d'autres réceptacles, eux-aussi "connectés" à la nouvelle décoction qui devient "ce dont on parle" sur ces mêmes réseaux et qui tisse ce liant évoqué plus haut, caractéristique de la masse.
Le "sérieux" ou la gravité de ces contenus, ou leurs thèmes n'ont que peu d'importance puisque ces derniers ne sont utilisés que comme déclencheurs d'inclusion, ici, terme loin du sens idéologisé, mais décrivant la possibilité, sous une forme hélas devenue unique pour lui peut-être, de l'individu de se faire partie prenante-prise du mouvement, devenu soumis à un renouvellement permanent dans ce nouveau flux, de ce nouveau liant social qui n'est pas un lien et qu'on va appeler "le changement" ou "la mode" ou "la tendance" ou "le (re)nouveau".

Ce système a adulé et promu une hypothétique "jeunesse" comme valeur de référence, forme ultime et incarnation de ce travail permanent de dissolution du passé, propre à la dynamique de la production/consommation. Passé comme lieu d'enracinement des mémoires devenu une sorte d'objet de déni, de plainte, de condamnation permanente, encore une fois non tant quant à ses contenus, de toute façon toujours soumis à l'arbitraire d'une reconstruction orientée par les préjugés, mais simplement fautif d'avoir existé.

Ce "passé", cette "époque révolue", autrement dit la matrice de l'histoire à la fois individuelle et collective, est devenu lieu de fantasme portant une responsabilité absolue sur les déboires du présent et s'oppose à la valeur, quasi absolue elle aussi, devenue mythe fallacieux d'une sorte d'éternité toujours reconduite incarnée par une hypothétique "nouvelle génération" porteuse de tous les espoirs de renouveau et d'un pouvoir, lui aussi fantasmé, de rédemption, bien sûr sans vraiment préciser la nature de ces espoirs autrement qu'en une idéalisation, incurable apparemment, de la capacité évolutive de l'espèce humaine, ceci sans non plus noter que de sectionner en tranches d'âge de dix ans la population (occidentale) globale avec l'arbitraire d'une seule lettre, comme si une lettre pouvait jamais gagner du contenu signifiant, lettre qui désigne et induit ses soi-disant élans, efforts, spécificités, on postule en arrière-plan que chacune de ces générations, qui ne sont plus des générations au véritable sens du terme, c'est à dire avec la passe et la transmission qui les caractérisent mais des étiquettes modélisatrices, sera elle aussi réduite, condamnée comme tout passé, à la disparition, toujours elle aussi soumise à l'effacement par celle qui la suit.

Faire de "la jeunesse" une sorte de qualité en soi , d'ion libre supportant toutes les projections inconscientes, toutes les peurs et les attentes est d'autant plus catastrophique que cette dernière est écrasée par cette dynamique instoppable du flux médiatique dont elle est la substance même, sorte de victime expiatoire de cette anthropophagie médiatique, alors que les critères d'appartenance et de participation à ce dont "on parle" : conflits, positions, soumission, leaderships, usages langagiers etc. au sein des collectifs divers ; lycées, universités etc. sont beaucoup plus intenses au moment de l'adolescence qui peut considérer une exclusion de son groupe de référence comme une forme de condamnation à mort et où l'identification aux pairs et aux référents horizontaux dominants a complètement pris la place de l'identification verticale aux adultes qui servait de moteur à la création d'identité avant que le mythe progressiste de "la jeunesse" comme entité, état, objectif collectif à atteindre, capacité de compréhension, aux relents vaguement totalitaires, d'un bien universel, sorte de vêture attirante du marché et dépositrice du Progrès, du Changement, de la Mode, de la Tendance divinisés comme unique valeur, ne s'impose comme mode de se penser soi-même à travers tous les poncifs, les catéchèses devenus des marqueurs complètement intégrés du discours sur soi et sur l'autre vecteur de tous les diktats idéologiques de l'Esprit de mode comme impératifs .
Il va de soi que l'addiction de masse aux écrans génère de véritables déficiences et certainement en fonction de sa précocité, des dommages langagiers, relationnels, neurologiques et psychologiques irréversibles mais ce n'est pas uniquement sous cet angle que doit être considéré son succès global et la place quasi omniprésente qu'ils ont pris dans la vie quotidienne de certaines générations : Le fait de porter son "portable" impérativement visible dans la poche arrière de son jean, ou à la main en marchant, en conduisant, en courant, en pissant, en nourrissant son enfant, en promenant son chien, en achetant un pain au chocolat, n'est pas la manifestation exclusive d'un lien aux contenus mais la marque d'une "appartenance" à ce qui "se fait" et au fait d'"en être".
Mais ce qui "se fait", aura-t-on la capacité de nous en rendre compte, est un poison mortel pour ce qu' "on est", surtout en des périodes charnières de l'existence.
Bien sûr lire est une planche de salut pour l'intelligence mais qui lit n'est pas dans l'univers de l'impérieuse visibilité et de sa propre vie validée uniquement quand elle se rend spectaculaire ou quand elle se doit de témoigner en permanence de sa présence au spectacle donné par d'autres et si le contenu du roman et l'expérience absolument solitaire qu'il implique ne sont pas avant tout partageables avec les pairs celui-ci ne peut pas prendre de poids dans le carcan préformé de l'existence médiatisée où ce qui ne se donne pas à voir n'existe tout simplement pas. Lire devient une source d'isolement, une marque de la désuétude, une condamnation au déclassement dans la foule des dépassés. Et contre ça, lire, quels que soit les bénéfices incontestables pour la survie mentale et la culture de l'intelligence, ne peut ni ne fait rien.
"Lire, c'est pour les vieux" m'a dit un jour une voisine d'une trentaine d'année avec qui j'avais quelques mots.
Voilà : lire, le livre, et dans la foulée même de ce qu'il véhicule, parler, c'est à dire être attentif à la nécessité de chérir son patrimoine langagier parce qu'on n'a pas grand chose d'autre pour se dire si on ne veut pas être condamné à n'être que des réciteurs de fables écrites par d'autres, l'absorption de sa propre langue pour vivre et pour s'équiper qui excède 500 mots, sont dorénavant catégorisables comme "obsolètes", c'est à dire que la dynamique de l'amnésie et de l'effacement dans l'immédiat réactif émotionnel ont définitivement pris la place du temps de la maturation et de la raison qui la guide.EG



A table !