Sur le Pont d'Avignon
Malgré les sensations de brusques éruptions, l'impression que chaque montée de fureur collective est l'émergence d'une conscience politique de masse, éveillée nuit et jour pour des causes légitimes sur lesquelles aucun doute n'est permis, et qui "font lien" dans le registre de la passion salvatrice, il est envisageable que ces mêmes exaltations, si soudaines, si légitimes, si partagées, quasiment d'un bout à l'autre du globe et de sa modélisation idéologique, n'aient comme fonction que de garantir la tension permanente du système qui est ce qui le tient à la fois rassemblé et, imaginairement, en mouvement constant.
Il faut tout de même se dire que tout évènement, aussi tragique soit-il, aussi révélateur de monstruosité, n'a comme destin que d'être ingurgité, métabolisé comme alimentaire à l'usage du Grand spectacle et que chacun, en élevant sa voix, en parlant fort, en commentant tous azimuts, en militant gaillardement, ou en se positionnant corps et âme comme défenseur de telle ou telle cause qui désignera d'une façon irrévocable et définitive les coupables et les victimes, ne sera, définitivement également, qu'une partie de l'assistance, du public que l'espèce humaine est devenue pour elle-même en se cloisonnant sur une réalité fictionnelle qui lui est déversée quotidiennement en pâture avec le mode d'emploi pour la penser déjà bouclé sur les conclusions nécessaires.
On pouvait, il y a quelques temps encore, croire, par rapport à cette quête insatiable de justice, et de liberté, et d'égalité, qu'elle était incarnée par ce qu'on continue de nommer "la culture" à qui on a confié ce rôle contestataire comme un droit et un pouvoir dont nul n'aurait à contester la légitimité, donc, au sein de cette "culture" on confie, ou plutôt les protagonistes se confient à eux-mêmes la lourde tâche de dire à voix haute où se trouve la bonne cause, qui la défend, donnant ainsi du bon grain à moudre à leur inspiration et les apparences d'une posture hautement engagée à leurs costumes de scène.
On est ainsi, "on" étant ici ce public global auquel chaque être humain, comme seul au sein de la masse, est plus ou moins volontairement réduit de participer, tenu, et réduit à "donner son avis" par touches sur la façon dont les Habitants de la "culture" lui recrachent la soupe de leurs litanies messianiques et de leurs hauts faits médiatico-artistiques sous les divers atours des modalités de l'expression artistique en cours.
Ce qui ordonne, en quelque sorte, cette présentation, sera cet apriori la rendant "messagère" d'une cause qui est supposée "s'opposer", s'opposer à tout : le conservatisme, la réaction, le pouvoir en place, l'extrême-droite, l'oppression, les diverses formes de totalitarismes sauf quelques-unes, etc dans le contexte d'une démonstration qui est elle-même largement alimentée financièrement par ce à quoi elle est sensée s'opposer.
Cette aliénation évidemment a de lourdes conséquences sur ce qu'on avait coutume de nommer la "liberté de penser" sachant que c'est dans le cadre, au fond extrêmement exigu, de la doxa en cours que se choisissent les thèmes de "rébellion" et qu'en s'octroyant une sorte de sauf conduit sur toutes les causes légitimes et leurs défenses en s'instituant légataires officiels de cette nécessaire rébellion, elle génère sans fin une sensation d'auto-satisfaction militante qui ne peut en aucune mesure remplir les cahiers des charges de sa fonction de résistance, ou de contradiction, ou de lutte, ou de contestation, toutes ces fonctions étant par essence nécessairement externes aux postures légitimées qui ne font plus que marquer le consensus au ventre mou du bon droit.
D'une certaine façon, un des meilleurs exemples de la vanité, vacuité de cette institutionalisation médiatique de la révolte et de la condamnation pour son bien du peuple à n'être qu'un public qui applaudira en rythme aux scansions des artistes en ayant le sentiment qu'à travers leur voix, tout est dit, est l'organisation par un des premiers chantres de la révolte d'état, Jack Lang, d'une fête populaire imposée annuellement avec la fête de la musique.
Sans évoquer ce qu'elle est devenue avec le temps, comme la preuve évidente que, si on évoque le "populaire" il est préférable que le "peuple" y soit impliqué, on a là la main-mise, fruit d'une longue histoire de la castration des esprits de la populace, et évidemment de sa culture, sur ce qui a caractérisé les regroupements humains pendant des siècles : l'usage de la fête et sa minutieuse codification comme outil de parole collective, moment de libération et de réorganisation des rôles, des tabous, mais moment qui n'a de sens qu'à s'extraire lui-même des acteurs impliqués, qui deviennent alors à la fois public et participants de ces évènements festifs collectifs.
Un autre exemple est la fusion-confusion du Rock'n roll de la fin du XXième siècle avec une sorte de message de révolte commun postulé, d'évacuation des scories du vieux monde dans l'illusion qu'on pouvait faire la révolution non pas en musique mais avec la musique, d'engagement groupal ou personnel dans une fraîcheur binaire du changement où le public en sentant son pouls battre au rythme des percussions, avait la sensation, d'"en être" alors qu'il était, là aussi, réduit à une fonction de récipient, enthousiaste mais inévitablement passif, et condamné à toutes les manifestations du déplacement hystérique de la passion dans cette officialisation du statut de "fan"atique".
L'offre culturelle contemporaine, c'est à dire du moins sa fonction implicite, est de cadrer, limiter les sujets "dignes" de devenir objets de métabolisation artistique et seuls recevables à ce titre, tout en ayant, implicitement également, la prétention que ces mêmes causes sont baignées dans les magmas identitaires qui n'attendent que ces prestations pour "prendre la parole".
Il n'est qu'à lister les qualificatifs décrivant ces productions quand on les veut flatteurs : décapant, décalé, bousculant les stéréotypes, etc. pour sonder l'énorme appétit pour l'extraction, pour l'alternative, pour quelque chose qui ne ferait pas à longueur d'engagement qu'enfoncer des portes ouvertes où chacun des choix posturaux est fait depuis toujours à l'intérieur d'une champ idéologique extrêmement étroit et surtout conduisant inévitablement à une impasse.
Ce que met en lumière, parmi tant d'autres "causes parfaites" deux des choix du Festival d'Avignon 2025, c'est, sous couvert du "message", de la "compassion", de la "conscience", l'apparente inéluctabilité de la nécessité victimaire comme prérequis à cet engagement artistique.
Ce qu'on nommera le syndrome de la "Pure-victime" qu'on retrouve avec cet hommage à Mazan et cet engagement corps et âme des artistes dans la grande chaufferie de la cause palestinienne, offre dans les deux cas, et dans, en fait, tous les cas de passion occidentalisée récents, la nécessité de contourner absolument, dans la mise en place d'une sorte de déni, tout ce qui pourrait introduire un caillou dans la chaussure de la marche en avant vers le "plus jamais ça".
Ces deux "causes", supposées être des miroirs et les divers artistes s'en emparant des chantres de la conscience moralo-politique, mettent en scène un profil qui avait déserté quelque peu notre imaginaire collectif : le profil du martyr.
Le martyr n'a pas de compte à rendre sur sa bonne foi, ni sur son passé, ni sur ses motivations, ni, donc, sur la réalité de sa personne et de son rapport à son environnement, fussent-ils les plus corrompus, violents, pervers.
Ce qui est transformé dans sa nomination au statut de Pure-victime c'est la composante nécessairement ambigüe de toute structure psychique humaine et son lien confus mais permanent avec le pouvoir et la notoriété, même au prix d'un sacrifice ultime. Saint Siméon le stylite nous dit-il, au fond, autre chose ?
Le martyr est hissé, seul, par la masse qui l'offre à Dieu ou au Changement, seul, témoin de ce que l'espèce lui doit et lui rend en lui offrant sa "cause". Seul avec des nuées de cris, de hoquets, de hurlements accompagnant son périple vers la parfaite stérilisation morale.
C'est en cette absence de tache, de souillure, cette purification par le "courage", que réside l'attachement des foules à son objet comme la matérialisation, l'incarnation de toutes ces "luttes" qu'elle se doit de mener pour se sauver elle-même en combattant "l'oppresseur".
La désignation de ces causes et de ces personnes comme martyrs jouent le rôle d'une sorte de rituel conjuratoire, d'expiation et de relégation de toutes les vilainies qui habitent chacun, avec plus ou moins de conscience, en plaçant absolument, radicalement, sans discussion possible le Mal à l'extérieur et en faisant payer ce déplacement par l'identification à l"épreuve" vécue par la cause en question.
Identification peu nuancée évidemment puisqu'elle repose sur une méconnaissance de ce que "cache" de noirceurs cette même cause.
La martyrisation présente une capacité à lier ce qui s'effrite, ce qui sépare, ce qui oppose, ce qui peine à se regarder dans la glace.
L'élévation au statut de Pure-victime permet de confiner l'Equivoque dans les soutes du refoulement et de ce qu'il peut générer de réaction.
Un des intitulés des hommages aux Pures-victimes du Festival est : "aux confins de l'humanité", et c'est exactement de ceci dont il s'agit : sortir par une sorte d'absolution collective la cause choisie des méandres de la réalité "mauvaise" de l'espèce humaine, de ce Mal dont elle ne sait que faire et qui prend le pas régulièrement sur tous ces efforts de redressement puritain.
L'ampleur de l'unanimité autour de ces causes peut, comme on dit, "faire chaud au coeur" du Petit civil engoncé dans la mondialisation si on considère ces levées globales de "soutien" comme des indices de conscience collective en voie de perfectionnement.
Mais on peut aussi ne voir dans ses brutaux moments d'exaltation par milliards pour des "faits", en fait à peine connus dans leur genèse, à peine analysés, mais soutenus avec force, même si leur destin est de retomber dans la fosse aux passions funestes dès qu'un autre objet d'offuscation mondialisé sera hissé sur scène, la force manipulatrice des opinions, leur capacité à s'orienter elles-mêmes par un phénomène de syncrétisme et la fragilité de l'autonomie intellectuelle des "spectateurs" que nous sommes tous devenus.
Bien sûr, on peut s'interroger sur la qualité des martyrs de telle ou telle époque, la nôtre semble plus que de raison leur faire jouer le rôle d'une forme de désengagement de la responsabilité comme mode d'être, comme évidence. Les deux causes évoquées, mais on pourrait en citer d'autres, se caractérisent par le repli total hors des conséquences de leurs propres actes et hors de leur dimension historique.
Le statut de Pure-victime impliquant cette passivation absolue, cette amnésie sur la compromission quelle que soit sa forme, ce qui nous ramène au goût contemporain pour l'"enfance" comme "martyr modèle", aisément promouvable dans toutes les causes même si cette promotion collective imaginaire se paye d'une négligence parfois immonde de l'enfant dans sa réalité et en fait un outil de marketing moral manipulable à merci.
A suivre
Ce qu'on nommera le syndrome de la "Pure-victime" qu'on retrouve avec cet hommage à Mazan et cet engagement corps et âme des artistes dans la grande chaufferie de la cause palestinienne, offre dans les deux cas, et dans, en fait, tous les cas de passion occidentalisée récents, la nécessité de contourner absolument, dans la mise en place d'une sorte de déni, tout ce qui pourrait introduire un caillou dans la chaussure de la marche en avant vers le "plus jamais ça".
Ces deux "causes", supposées être des miroirs et les divers artistes s'en emparant des chantres de la conscience moralo-politique, mettent en scène un profil qui avait déserté quelque peu notre imaginaire collectif : le profil du martyr.
Le martyr n'a pas de compte à rendre sur sa bonne foi, ni sur son passé, ni sur ses motivations, ni, donc, sur la réalité de sa personne et de son rapport à son environnement, fussent-ils les plus corrompus, violents, pervers.
Ce qui est transformé dans sa nomination au statut de Pure-victime c'est la composante nécessairement ambigüe de toute structure psychique humaine et son lien confus mais permanent avec le pouvoir et la notoriété, même au prix d'un sacrifice ultime. Saint Siméon le stylite nous dit-il, au fond, autre chose ?
Le martyr est hissé, seul, par la masse qui l'offre à Dieu ou au Changement, seul, témoin de ce que l'espèce lui doit et lui rend en lui offrant sa "cause". Seul avec des nuées de cris, de hoquets, de hurlements accompagnant son périple vers la parfaite stérilisation morale.
C'est en cette absence de tache, de souillure, cette purification par le "courage", que réside l'attachement des foules à son objet comme la matérialisation, l'incarnation de toutes ces "luttes" qu'elle se doit de mener pour se sauver elle-même en combattant "l'oppresseur".
La désignation de ces causes et de ces personnes comme martyrs jouent le rôle d'une sorte de rituel conjuratoire, d'expiation et de relégation de toutes les vilainies qui habitent chacun, avec plus ou moins de conscience, en plaçant absolument, radicalement, sans discussion possible le Mal à l'extérieur et en faisant payer ce déplacement par l'identification à l"épreuve" vécue par la cause en question.
Identification peu nuancée évidemment puisqu'elle repose sur une méconnaissance de ce que "cache" de noirceurs cette même cause.
La martyrisation présente une capacité à lier ce qui s'effrite, ce qui sépare, ce qui oppose, ce qui peine à se regarder dans la glace.
L'élévation au statut de Pure-victime permet de confiner l'Equivoque dans les soutes du refoulement et de ce qu'il peut générer de réaction.
Un des intitulés des hommages aux Pures-victimes du Festival est : "aux confins de l'humanité", et c'est exactement de ceci dont il s'agit : sortir par une sorte d'absolution collective la cause choisie des méandres de la réalité "mauvaise" de l'espèce humaine, de ce Mal dont elle ne sait que faire et qui prend le pas régulièrement sur tous ces efforts de redressement puritain.
L'ampleur de l'unanimité autour de ces causes peut, comme on dit, "faire chaud au coeur" du Petit civil engoncé dans la mondialisation si on considère ces levées globales de "soutien" comme des indices de conscience collective en voie de perfectionnement.
Mais on peut aussi ne voir dans ses brutaux moments d'exaltation par milliards pour des "faits", en fait à peine connus dans leur genèse, à peine analysés, mais soutenus avec force, même si leur destin est de retomber dans la fosse aux passions funestes dès qu'un autre objet d'offuscation mondialisé sera hissé sur scène, la force manipulatrice des opinions, leur capacité à s'orienter elles-mêmes par un phénomène de syncrétisme et la fragilité de l'autonomie intellectuelle des "spectateurs" que nous sommes tous devenus.
Bien sûr, on peut s'interroger sur la qualité des martyrs de telle ou telle époque, la nôtre semble plus que de raison leur faire jouer le rôle d'une forme de désengagement de la responsabilité comme mode d'être, comme évidence. Les deux causes évoquées, mais on pourrait en citer d'autres, se caractérisent par le repli total hors des conséquences de leurs propres actes et hors de leur dimension historique.
Le statut de Pure-victime impliquant cette passivation absolue, cette amnésie sur la compromission quelle que soit sa forme, ce qui nous ramène au goût contemporain pour l'"enfance" comme "martyr modèle", aisément promouvable dans toutes les causes même si cette promotion collective imaginaire se paye d'une négligence parfois immonde de l'enfant dans sa réalité et en fait un outil de marketing moral manipulable à merci.
A suivre