2.28.2020

On a cru. N°1 Hommage à Denis Crouzet







On a cru.  On a créé ce qu'on a cru, on a promu ce qu'on a cru, on a effectué des allers et retours, emportant sur nos dos et dans nos charrettes tout ce qui nous reliait à notre au-delà, des affaires, des biens, des accessoires indispensables à nos célébrations, nous avions besoin d’outils, de beaux outils pour nous assurer de la légitimité de notre mandat. On a emballé le réel avec nos babioles, on en a gravé la pierre, tenté d'immobiliser les lieux et les moments par des célébrations, on a croulé sous une dévotion toujours un peu excitante, une foi qu'on aurait mâché constamment entre nos dents pour lui donner la perfection digestible dont nous avions tant besoin, l'aura de la vérité infaillible.  Pour nous assurer du soutien de nos objets sacrés,  on a versé dans des prosélytismes enflammés, coupé des cous, des bras, des jambes,  créé des supplices d'un obsessionnel raffinement , des arrachements tatillons pour éradiquer le mal de nos vies, le mettre au plein jour de sa destruction sous nos yeux, on a regardé brûler en nous sentant apaisés par ses cris, la bête extraite enfin des sombres dédales de nos pensées. Les traits tirés par tant de jouissance messianique mais un peu nauséeux à avoir dû tourner  ainsi, nuit et jour, des mois durant autour des tas de chairs énucléées de nos hérétiques, un peu écoeurés par une odeur que nous finissions toujours par reconnaître comme étant nôtre.

Revenant petit à petit à la raison, on a finalement accepté de cohabiter avec les quelques survivants, d'abord en nous faisant un peu prier par des instances théocratiques puis, l'habitude aidant, l'atonie de l'habitude, en réussissant à supporter sans se formaliser, de plus en plus souplement, c'est à dire en les noyant dans les nécessités du quotidien, toutes leurs exécrables coutumes, leurs psalmodies, les calendriers de leurs prosternations.
Au nom d'une sorte d'intelligence collective durement gagnée, d'une conscience de notre rôle petit à petit maîtrisées, on devenait même lentement particulièrement tolérants.  C’était stimulant. C’était risqué. En fait, conscience et intelligence s’imposaient presque à notre insu, venues, sans devoir perturber notre orgueil légendaire, des tréfonds pour nous inaccessibles, de notre doute. 
On s'est amollis, on a penché, d'abord imperceptiblement, puis de plus en plus arrimés à quelques certitudes, vers la croyance en l'acceptation et proclamé tout le bien qu’on en attendait avec les mêmes vibrations des cordes vocales que quand nous pourchassions, hurlant après elles, tous en chemises de drap blanc, pieds nus, chantant nos psaumes, les queues pointues des démons qui souhaitaient notre perte.
Au fil des temps, traversant en tout sens des eaux troubles, il a fallu tout de même  nous survivre, après nos frayeurs vengeresses, nos processions ensanglantées de terreur eschatologique, il a fallu pour tous ne pas mourir sous les coups donnés puis reçus, hiérarchisés ou massifs des guerres et des massacres qui nous échauffaient constamment la bile, alors on a construit des ponts dans l’épaisseur du réel, dans la quasi-certitude de notre extériorité définitive à sa présence, un peu à l'aveuglette, c'est à dire sans but bien conscient, nous sentant simplement saturés par notre propre acharnement à la destruction des corps, on a cherché à se rejoindre un peu mieux, on a cherché l'union, mais aussi, malgré notre application à désirer l'entente qu'on cherchait ainsi sans limite et vraisembablement mus par  une sotte mais tenace habitude, hasard, nécessité, qu'en savions-nous,  nous avons pris la peine malgré tout de laisser au-dehors de nos coalitions devenues si chères à nos coeurs purifiés, un peu d'espace libéré de toute bonne volonté.
On a développé le cru dans son potentiel humaniste, c’était vraiment une belle trouvaille pour calmer les esprits et adoucir les rancœurs, pour aussi cesser de perdre du temps à fourrager dans les bedaines encore tièdes et se remettre enfin sérieusement au boulot. 
On avait nos jokers bien en main cette fois, on les tenait pour de bon, sûrs de nous, nos croyances pleines de fraîcheur en l’empathie, en la générosité, en l’égalité et en un tas d’autres choses suffisamment flexibles, extansibles à merci dans leurs applications pour toutes nous convenir plus ou moins, nous servaient de tremplin, de passe-partout. On en propulsait de nouvelles au zénith quand les anciennes commençaient à s’épuiser. 
Avec une nouvelle ferveur presque intacte, on dessinait de nouveaux liens, des passerelles, d’où on observait ensemble le vide soudain laissé sous nos pas par l'union où, à notre insu et notre étonnement, continuaient étrangement de grouiller encore çà et là quelques créatures assez difficiles à identifier, apparemment pourtant radicalement autres, mais bon an mal an, nous étions rassurés, assurés enfin dans la paix de notre place par l'accès direct au royaume immuable de la juste cause.

On a cru N°2 , On a cru N°3, On a cru n°4

Ce qui ne nous tue pas ... N°2